Relation toxique

Essoufflés après leur lente et méthodique montée, les deux vieillards s’arrêtèrent au sommet de la colline afin de contempler la vallée. Une vision propre à donner le sourire : oliviers, orangers et citronniers s’élançaient au milieu des herbes hautes que traversaient ventre à terre lapins et autres rongeurs. Plus à l’est, au bout d’un chemin de terre rouge bien entretenu, se dressaient quatre belles tentes et deux bâtisses en pierre et terre séchée. La vue d’une femme vêtue de bleue qui sortait de l’une des tentes arracha un sourire joyeux à l’un des deux hommes ; il se tourna vers son compagnon. 
« Allez, viens ! » dit-il « Allons profiter de l’ombre et du thé. Et tâchons de passer en paix ces dernières heures ensemble.  »
Le deuxième homme, au visage imberbe sillonné de fines rides, hocha la tête avant de lui emboîter le pas ; mais tandis qu’il descendait la colline, son regard ne quittait pas la silhouette de la femme et celle, petite et fragile, qui s’était glissée juste derrière elle. 


« Merci, fils. Tu peux t’en aller. »
Le jeune garçon recula et disparût en silence. Son père but une gorgée de thé et sourit avec satisfaction. Son invité fit remarquer d’une voix joyeuse : 
« C’est un bon garçon, mon ami. Un bon garçon. »
Il marqua une pause, le temps de saisir une datte. 
« Et qui pourrait tant apprendre du monde. Pourquoi ne pas le laisser partir avec moi ? Rien qu’une saison ? »
De l’autre coté de la table basse couverte de fruits, l’homme à la barbe blanche et à la toge bleue haussa très lentement les épaules. L’équanimité de ses gestes tranchait avec la vivacité de son visiteur. 
« Voilà que tu remets ça. Ne t’ai-je pas déjà répondu ? 
- Si, c’est vrai.
- Et n’ai-je pas été clair dans ma réponse ?
- Limpide. Mais m’as-tu jamais vu renoncer aussi facilement ? »
Son hôte ne put retenir un sourire. L’homme qui lui faisait l’honneur de sa visite était un très vieil ami. Ils s’étaient rencontrés à Pylos, il y a des années de cela, alors que le vieil homme encore vert parcourait les routes du monde connu. Et quel monde ! Il avait vu, là-bas, des choses merveilleuses. Des villes aux murs brillants de couleur sous le chaud soleil, traversées de canaux aux eaux aussi claires que les yeux de sa chère Sarah et dans lesquels déambulaient, sereins et hautains, de flamboyants oiseaux roses aux jambes démesurées. Des bateaux assez vastes pour accueillir toute une tribu et de quoi la nourrir. Des temples bordés de colonnes hautes comme cinq hommes, aux dalles couvertes d’offrandes… dont la sienne. Il en éprouvait une grande honte, à présent. Mais à l’époque, offrir une corbeille de fruits  au dieu d’un pays étranger lui semblait un geste bien inoffensif. 

C’est ainsi qu’ils s’étaient rencontrés, Egyr et lui, devant l’autel consacré à Posidaijo. Leur amitié avait été soudaine, passionnée, et il chérissait le souvenir des deux années qu’ils avaient passées ensemble à voyager de villes en villes. Jusqu’à ce qu’il décide de rentrer chez lui, en Ur-Casdim, de l’autre coté de la mer. 

A présent, il séjournait à Beer-Shiva, un pays de vallée tout en sous-bois dont les creux regorgeaient de fruits et de troupeaux. Il ne manquait de rien et, depuis que la dispute du puit qui l’opposait à Abimelech, le chef du village voisin, avait été réglée, il ne craignait plus rien non plus. 

Tout cela par la grâce du Maître, qui pourvoyait à son bonheur et à celui de sa famille. 

Ses mains, étonnamment longues et striées de veines d’un bleu virant au noir dans l’ombre de la tente, reposaient sur ses cuisses. Ces mains avaient longtemps manié la houe, la serpe, et même le bâton et l’épée. A présent, elles demeuraient en paix. Elles étaient à l’image leur propriétaire, usées par le travail et les combats, mais calmes enfin, à la fin. Le vieil homme avait fêté son centième anniversaire, trois jours plus tôt. Il n’en aurait rien su, si un messager du Maître n’était venu le lui annoncer, alors qu’il revenait du puit.


Le jour était particulièrement chaud et il régnait dans la tente une fraîcheur bienvenue. Profitant du passage de son fils, une grosse mouche verte et rouge s’était glissée à l’intérieur et circulait paresseusement de coussin en coussin. Il l’ignora.
Egyr buvait son thé sans le quitter des yeux. Ces yeux, d’un vert sans pareil, c’était la première chose qui l’avait frappé lors de leur rencontre : ils semblaient constamment chercher à lire en vous, quêtant une faille. Ils lui allaient bien : Egyr était un penseur, un érudit dans un pays d’érudit, qui n’aimait rien tant que converser et argumenter. Le vieil homme avait aimé la précision et la pugnacité de sa pensée, jadis. 
Aujourd’hui… Il n’en était plus si sûr. 
Le vieil homme leur resservit du thé. Il sentait bien que quelque chose se tramait. Il en avait eu le pressentiment depuis son réveil, depuis les premiers mots que lui avait adressé Egyr. Quelque chose sonnait faux. 
Il décida d’attendre. Laisse le sortir du bois et s’exposer, pensa t-il. Il aime trop le son de sa voix, quoi qu’il en soit. Il ne ratera pas cette occasion. 
Et comme il l’avait prévu, très vite, Egyr reprit la parole. Mais ce qu’il dit, cela, le vieil homme ne l’avait pas prévu. 

« Ton épouse… Ton épouse m’a raconté ce qui s’est passé.
- Ce qui s’est passé ?
- L’autre jour, sur la colline. Avec le petit. »

Le vieil homme se figea - de stupeur ou de colère, il ne savait au juste laquelle de ces émotions l’emportait. 

« Elle n’aurait pas dû. 
- Pas dû m’en parler ?
- Cela ne te concerne en rien.
- Elle est inquiète.
- Inquiète ! » rugit le vieil homme, toute stupeur envolée. « Inquiète de quoi ? Tu as vu notre village, tu as contemplé notre vallée. Nos greniers sont gorgés de semences et nous mangeons de la viande chaque jour. Jamais nous n’avons vécu aussi bien. De quoi peut-elle bien s’inquiéter ? »
Egyr le regarda en silence, fixement. Oui, pensa le vieil homme, ce regard a cessé de m’amuser. 
« Elle m’a dit que tu l’as emmené là-haut après avoir reçu un message.” 
Il déglutit et répondit avec peine : « Cela ne te regarde pas.
- Sarah…
- Sarah devrait apprendre à tenir sa langue, voilà tout !
- Sarah dit que lorsque vous êtes revenus de la colline, le petit n’était plus le même. Qu’il avait le regard et l’odeur d’une bête traquée. Qu’il tressaillait à ta seule vue. Pourquoi crois-tu que j’insiste tant pout l’emmener ? C’est elle qui m’a supplié ! »
Le vieil homme ne répondit pas. Egyr posa sa tasse et se pencha vers lui. 
« Dis moi la vérité… Pensais-tu qu’il arrêterait ta main ? 
Le vieil homme baissa vivement les yeux, le souffle soudain court, et sa vision se troubla et il revit le grand bûcher et l’oiseau aux ailes blanches et rouges penché sur son épaule qui lui criait « Ne lance pas ta main ! ».

« Non. »

Et c’était vrai, et ce moment suspendu entre deux abîmes, lorsqu’il avait levé le couteau recourbé, le hanterait le restant de ses jours. 
« Mais j’avais confiance. Le Maître a toujours été juste. Son amour pour nous…
- Son amour ?! », l’interrompit Egyr, incrédule.
Il avait crié ces dernières paroles. Une servante écarta un pan de la tente, l’air inquiète. Le vieil homme lui fit signe de s’en aller, tandis qu’Egyr poursuivait sa diatribe. 
« Nos dieux ont bien des vices. Ils peuvent être vils, violents, jaloux. Ils sont changeants comme le vent. Mais du moins, leurs mots ont un sens. Ils ne prétendent pas nous aimer, pour mieux nous fouetter ! Faut-il être fou ou pervers pour…
- Ne parle pas de Lui comme ça ! » s’emporta à son tour le vieil homme. « Pas ici.
- Ecoute moi jusqu’au bout, au moins ! Regarde toi : un père prêt à sacrifier son propre fils, et pour quoi ? Pas pour gagner la guerre des guerres ou sauver ton peuple de la mort, non. Juste parce que tu croyais qu’il s’agissait de sa volonté… Je frémis en voyant ce qu’il arrive à faire de toi - qui a toujours été si intelligent, réfléchi, fier. Je n’ose imaginer ce qu’il pourrait susciter chez des âmes plus faibles… »
Voyant que le vieil homme le regardait sans mot dire, le visage fermé et les mains serrées, Egyr laissa retomber sa colère. Il ramassa la table et cueillit les fruits. Puis, une fois assis, il poursuivit d’une voix redevenue calme. 
« Quant à l’amour… Nous savons tous deux ce qu’il en est. Ou du moins, nous l’avons su, il y a longtemps. Tu dois bien t’en souvenir ? L’amour est quelque chose de beau, de doux, de tendre. La jalousie, la violence et la manipulation n’y ont pas leur place…
- Tu ne sais pas de quoi tu parles », l’interrompit sèchement son hôte.

Le silence retomba sur la tente. Le vieil homme avait baissé la tête, le coeur lourd de ressentiment et de regret. Pourquoi Egyr refusait-il de comprendre ? 
Peut-être y avait-il du vrai sans paroles. Mais c’était sans importance, car le Maître lui avait donné la chose la plus précieuse au monde. 
Pas la sécurité, ni la nourriture : ces choses-là, un homme pouvait les acquérir par lui-même. 
Il lui avait donné un fils. A lui dont le corps imparfait, tordu de quelques manière intérieure qu’il ne comprenait pas, n’avait jamais pu engendrer, il avait promis et donné un fils. 
Alors, qu’importe qu’Il fût jaloux et violent ! Qu’importe que la pensée de sa colère suffise à le tenir éveillé la nuit, en sueur et tremblant, les larmes aux yeux. Il lui avait donné un fils. 
Et qu’importe si ce fils craignait son père ! Qu’importe si depuis ce jour sur la montagne, il se réveillait en hurlant la nuit, terrifié à l’idée de voir le vieil homme penché sur lui, une corde à la main, prêt à le lier comme on entrave un agneau. C’était quand même son fils. 
Qu’importe la peur… Elle n’empêchait pas l’amour, quoique qu’en pense Egyr. 
Il réalisa, avec tristesse, qu’une amitié vieille de 70 ans était en train de prendre fin. 

« Je vois que le moment de ton départ approche. Peut-être souhaites-tu procéder à tes ablutions ? »
Egyr acquiesça lentement. Il se leva et gagna l’extrémité de la tente.
Alors qu’il s’apprêtait à soulever le pan de tissu, il se retourna, hésita ; puis dit voix basse, murmurant presque :
« Ecoute bien ce que je te dis : je connais mille dieux, et le tien ne me trompe pas. Il a renoncé cette fois, mais il tentera de nouveau le coup.  Avec ton fils, avec un autre de tes enfants ou avec l’enfant de quelqu’un d’autre, un pauvre type à qui il aura monté la tête. Il recommencera, et cette fois il ira jusqu’au bout. Tu verras. Il aime trop ça.»
Pour la première fois de la journée, le vieil homme laissa paraître sa colère : d’un geste vif, il écrasa la grosse mouche verte et rouge qui venait de se poser sur sa main. 
Les deux hommes se toisèrent dans un silence froid et triste. Puis Egyr hocha la tête et se pencha pour quitter la tente. 
« Adieu, Abraham. »