olympe

Olympe était assise en silence dans la salle d’attente du centre de médecine sportive Bichat. La pièce était spacieuse, claire et sentait le lilas. Chacun de ses cinq murs holographiques diffusait en hyper HD un paysage naturel aux couleurs somptueuses : ici le K2, là le lac d’Annecy, là-bas la forêt dansante de Kaliningrad… L’effet, saisissant, égalait presque celui de la VR. 
Le seul autre patient dans la salle était une baraque haute de presque deux mètres et dont les 145kg faisaient grincer désagréablement les montants métalliques de sa chaise. Olympe avait du mal à ne pas fixer les contours distendus des muscles de ses bras, ses épaules et ses cuisses. L’homme devait avoir deux ou trois ans de plus qu’elle - 20 ans, 22 ans max. Mais il en paraissait plus - comme pas mal de sportifs de sa discipline. Elle avait eu un ami, au lycée, qui rêvait de devenir powerlifter. Il passait ses soirées à regarder des vidéos de perf et avait accroché une immense photo de Hafþór Júlíus Björnsson sur son mur ; il avait même voulu dépenser 950 Neo-euros pour sa reproduction taille réelle en mousse, mais elle l’en avait dissuadé : il faut dire qu’ils habitaient le même studio et qu’elle estimait avoir voix au chapitre.
A la place de la statue en mousse, son ami avait investi dans des anabolisants de dernière génération - des trucs semi-légaux faciles à trouver sur n’importe quel forum de passionnés. Et ça avait marché. Les gens qui se moquaient des bodybuilders et powerlifters pensaient qu’il suffisait de se piquer pour prendre de la masse. Ils étaient débiles, mais pas plus que ceux qui prétendaient qu’une bonne alimentation et une routine sérieuse suffisaient. Alimentation, routine et piqûre : c’était un tout. Le développement de la chimie au cours du XXème siècle avait changé à jamais le visage du sport de compétition - et de tous les sports, pas seulement des usual suspects qu’étaient le cyclisme, l’athlétisme ou la boxe. Exactement comme l’explosion de la cybernétique était en train de le changer au XXIème siècle. Bref, son ami avait pris 8 kilos de muscle en un peu moins de six mois ; il avait aussi pris 10 ans, de l’avis de ses proches, mais quelle importance ? Olympe comprenait ça - elle et presque tous ses amis étaient sportifs de haut niveau. Leur rêve, c’était les Jeux et les Mondiaux, et ils étaient prêts à tout pour y arriver : santé, amour, amitié, loisirs, ils brûleraient n’importe quoi pour avoir ne serait-ce qu’une chance de monter sur cette marche, la plus haute, la seule qui comptait vraiment. 

Le jeune homme assis en face d’Olympe suait de plus en plus. Elle regardait les gouttelettes apparaître sur la peau cuivrée avant de glisser le long des oblongues et des creux jusqu’à former de minces sillons brillants. Il ne faisait pourtant pas si chaud et il n’était sans doute pas médicamenté, pas juste avant une visite médicale ; c’était donc, au choix, un dérèglement hormonal ou une grosse frousse. 
Leurs regards se croisèrent. Elle lui sourit et demanda : 
“Vous venez voir le docteur Brisseau ?”
Il s’éclaircit la gorge avant de répondre d’une voix à demi étranglée. 
“Non… Heu… Moi, c’est le docteur Nguyen.”
Elle hocha la tête, satisfaite : elle avait eu peur de devoir attendre une heure de plus. Le jeune homme passa une main dans ses cheveux mi-longs couleur caramel, soupira et ajouta : “C’est mon premier rendez-vous…”
Elle lui répondit du ton le plus rassurant possible : 
“C’est une excellente clinique, ici, vous ne serez pas déçu.”
L’un des écrans incrustés se mit à diffuser un passage des derniers Jeux Augmentés : l’épreuve du 1000 mètres, la préférée du public. Elle admira le sourire brillant et les jambes-lames étincelantes de la médaillée d’or, Elyah Irving : l’alliage unique de titane et de fibres micro carbones avait été mis au point par Tesla, tandis que Google s’était chargé du software, le tout abondamment subventionné par le gouvernement États-unien. Une victoire de plus… mais depuis 2 ans, l’écart avec les athlètes européens ne cessait de se réduire : Elyah n’affichait plus que 1 seconde et deux dixième d’avance sur sa principale rivale, contre plus de deux secondes aux précédents jeux. Pas grand chose, sur ce type de distance. 
Le jeune homme regardait lui aussi avec fascination l’écran TV. Il secouait la tête, admiratif. 
“Ils sont tellement impressionnants… Vous… Vous croyez que ça fait mal ?”
Elle haussa un sourcil, décontenancée par sa question. Il précisa : 
“L’opération, je veux dire… Pour installer les prothèses. 
- Oh… Hé bien, tout est fait sous anesthésie générale, et ils vous bourrent de bloqueurs de douleur au réveil. Mais oui, on dit que la convalescence est… pénible.”
Il déglutit. Il avait l’air de plus en plus mal à l’aise, ce qui lui fit ressentir un pincement au cœur. Elle savait reconnaître quelqu’un sur le point de faire une bêtise, et il en affichait tous les signes. Aussi doucement que possible, elle lui demanda : 
“Les bras ? Ou les jambes ?”
Il inspira profondément avant de répondre : 
“Les bras. Les deux.”
Elle acquiesça. Il sourit faiblement avant de poursuivre : 
“Mon entraîneur me dit que j’ai du potentiel, mais que je dois le faire maintenant. A 18 ans, le processus est optimal, les risques de rejet moins élevés… 
- Il paraît. 
- Il dit que sinon, je serai coincé à jamais en standard, et que dans 10 ans, plus personne ne voudra voir un bête tas de bidoche soulever des poids… 
- Il exagère…”
Intérieurement, elle ajouta : mais pas tant que cela. 

Les Jeux Augmentés… Quand elle pensait que trente ans auparavant, on parlait de Jeux “para-olympiques”. Ils étaient réservés aux personnes à handicap, comme on appelait courtoisement les millions de personnes qui ne correspondaient pas aux stéréotypes validistes. L’explosion de la cybernétique avait changé le statut de ces jeux de deuxième classe. En course, tous les sélectionnés dépassaient à présent  les 70 km/h, bien au dessus de 45Km/h d’Usain Bolt. Pour le saut en hauteur, on excédait les 3,5 mètres - le record actuel chez les athlètes “vintage” était de 2,72 mètres. Et portés par les progrès combinés du hardware et du software, ces chiffres étaient sans cesse repoussés. Les puristes avaient beau pousser des cris d’orfraie, les audiences ne cessaient d’augmenter tandis que celles des Jeux “vintage” diminuaient. Évidemment, il y avait un petit côté magique à voir des individus tout faire pour tirer le maximum d’un corps 100% organique ; mais ce qui avait toujours excité le public dans le sport, c’était les records. Quelle importance, si ces derniers étaient facilités par un peu de technologie de pointe ? Ce n’était pas si différent de la F1 : la symbiose d’un pilote et d’une machine, d’un sportif et d’une équipe de scientifiques et de techniciens. On avait juste poussé la fusion un cran plus loin. Une différence de degré plutôt que de nature. 
Un reniflement l’arracha à ses pensées : son voisin semblait de plus en plus mal, à la limite de pleurer. Olympe soupira intérieurement : elle aurait préféré regarder les Jeux. Mais enfin… Elle se leva et lui demanda si elle pouvait s’asseoir à côté de lui. Il acquiesça. Elle resta un moment silencieuse, organisant ses pensées. 
“Votre entraîneur n’a pas entièrement tort” commença t-elle d’une voix mesurée. “C’est sûr que les Jeux Augmentés sont le futur. Mais si vous le faites, vous devez être sûr de vous à 100%. Ce n’est pas le genre de décision sur laquelle on peut revenir… Ces bras en titane, vous allez les trimbaler chaque heure du jour et de la nuit, pas juste pendant les compétitions…
- Je sais bien…, gémit le jeune homme. 
- Je ne dis pas que ça n’en vaut pas la peine… Mais votre vie ne sera plus jamais la même. Les traitements, les injections, les infections…”
Maintenant, il avait l’air d’être sur le point de vomir. Elle posa une main sur son énorme cuisse bourrée de stéroïdes dernière génération. Au même instant, des bruits de pas et des voix leur parvinrent du couloir ; pris de panique, le jeune homme bondit de sa chaise et, bafouillant des excuses, fonça hors de la salle d’attente ; bousculant au passage Olympe, qui bascula en arrière. C’est ainsi que le docteur Brisseau la trouva, cul par-dessus tête et jurant. 
“Tout… Tout va bien, Olympe ? 
- Tout va très bien, docteur…” maugré la jeune femme en se redressant. “Mais vous devriez prévenir votre collègue que son patient a changé d’avis. “

Tandis que le praticien s’exécutait, Olympe remit de l’ordre dans sa tenue et alla s’asseoir dans le bureau blanc. Elle sourit en repensant au garçon. Elle s’en voulait un peu de l’avoir fait paniquer ; mais d’un autre côté, elle était certaine qu’il serait plus heureux avec ses deux bras d’origine. La cybernétique était le futur du sport, mais ce futur n’était pas pour tout le monde. Simple question de détermination et d’adaptabilité. Deux qualités qui avaient toujours, depuis la Grèce antique et bien plus qu’une bête histoire de densité musculaire, séparé les bons athlètes des grands champions. Comme quoi, technologie ou pas, rien ne changeait vraiment. 
Olympe n’avait pas eu la chance de naître amputée comme la championne du 1000 mètres, Elyah Irving… Mais qui avait besoin de chance quand on avait sa volonté ? 
Le docteur Brisseau ferma la porte et alla s’asseoir derrière son beau bureau laqué. Il la regarda, soupira et demanda : 
“Alors ? Avez-vous pris une décision définitive ? Pas de regrets ? 
La jeune femme lui fit un grand sourire et, posant les mains sur ses deux cuisses, répondit d’une voix claironnante : “Coupez-les !”