le trophée

Sur l’étagère murale du salon de Fabien Campet, il y avait des trophées. D’or surtout, quelques-uns d’argent et même un ou deux en bronze – mais ceux-là étaient planqués au fond. Tous, cependant, brillaient du même éclat passé, celui des souvenirs qu’on astique avec vigueur depuis trop d’années. Non pas que Fabien fût spécialement vaniteux ; mais il savait que ces trophées seraient les derniers qu’il remporterait. Il s’était foutu en l’air le genou en troisième année d’école de commerce et avait dû abandonner le rugby. Oh !, il pouvait toujours cavaler une ou deux heures un dimanche après-midi en compagnie de gamins ou de certains de ses collègues qui taquinaient encore l’Ovalie… mais rien de sérieux. 

A la droite de sa collection, dans l’étagère voisine, se trouvait une seconde série de statuettes. Moins spectaculaire, mais néanmoins conséquente : la promesse de belles choses à venir. Enfin, ça, c’était avant que Théo ne décide d’arrêter le sport pour se consacrer à la musique.  

La défection de son propre fils avait encore plus blessé Fabien que la perte de son genou. Et il n’avait rien vu venir. Il avait l’impression qu’hier encore, lui et Théo passaient tous leurs WE à taper dans le ballon, à causer placement, à regarder ensemble les matchs de la saison… Quatre finales, qu’ils étaient allés voir. 

Certes, le gamin avait toujours aimé faire de la musique : il avait eu sa première guitare à 13 ans, son premier groupe à 14 ans. Le temps qu’il ne consacrait pas au rugby, il le passait depuis toujours dans sa chambre ou dans le garage. Fabien ne comprenait pas grand chose à la musique qu’aimait son fils : du jazz rock expérimental, du “drone”… Enfin, il se disait que c’était toujours mieux que Booba. Et tant que ça n’empiétait pas sur ses entrainements, où était le problème ? 
Sauf que six mois après la reprise des cours, cette année, Théo avait lâché le rugby et juré de faire de la musique son métier.

Il voulait entrer au conservatoire, ce genre de conneries… Comme s’il y avait de quoi bouffer là-dedans ! Les potes de Fabien le charriaient depuis qu’ils l’avaient appris : « Tu nous avais pas dit que tu nourrissais un petit intermittent ? » Le problème, c’était sa mère et ses lubies sur l’épanouissement personnel. Ah ! On en reparlait, d’épanouissement, s’ils écopaient dans 5 ans d’un smicard. 

Fabien, il avait tellement de colère à l’intérieur, qu’il n’arrivait même pas à la faire sortir. Mais, hé… Ce n’était pas seulement parce qu’il était déçu que son fils renonce à faire revivre la légende paternelle… C’était aussi qu’il ne savait plus quoi lui dire. Plus rien du tout. Et son fils, c’était la personne qui lui avait apporté le plus de bonheur au cours de sa vie. Quand il rentrait du boulot, quand il en avait plein le dos des cons dehors, quand il n’en pouvait plus de parler à sa vieille devenue gâteuse… Il lui restait au moins Théo. Théo qui rigolait à ses blagues et lui en apprenait de nouvelles ; Théo qui était toujours partant pour aller faire un tour en bagnole, sans raison particulière ; Théo qui le regardait les yeux brillant, à 12 ans, tandis qu’il lui racontait pour la énième fois l’un de ses matchs d’anthologie.

  

« Théo ! Tu es là-haut ? Ton professeur va bientôt arriver, mon chéri. Tu es prêt ? » 

Fabien poussa un grognement dépité et, tout en se resservant un verre, marmonna : 

« Une semaine à New York en pleine période scolaire, tu trouves ça sérieux ? Je sais qu’on en a déjà parlé, mais franchement… »

Le regard de Samiya lui fit aussitôt regretter ses paroles. Il avait beau jouer les machos devant les copains, tous ceux qui les connaissent de près savaient que dans leur couple, c’était sa femme qui portait la culotte. Lui, au fond, il faisait tout pour que les choses se tassent. Laisse filer, semblait toujours lui dire une voix au fond de son crâne.

«  Tu sais très bien que le problème, c’est pas les cours » lui rétorqua sa femme. « S’il ratait un mois de lycée pour du rugby, là, on t’entendrait moins. 

- Peut-être parce que ça vaudrait le coup… Je te dis que ce prof lui monte la tête. Sans doute de bonne foi. Il pense bien faire. Mais sérieusement… »

- Sérieusement, quoi ? Depuis quand t’es devenu un expert ? 

- J’ai juste l’impression qu’il risque de se planter et d’y laisser des plumes, voilà. Il n’a jamais été mauvais en musique, ok, mais franchement, c’est pas Mozart…»

Fabien se tut soudainement, alerté par l’expression de sa femme. En haut des marches, Théo le regardait en silence, le regard blanc. Ce même regard qu’il lui réservait depuis deux mois et lui donnait l’impression de se trouver relégué derrière un mur très haut, très épais. Très loin. 

Il voulut dire quelque chose, s’excuser, expliquer, mais la sonnette de l’entrée retentit à cet instant.  

« C’est François ! » lâcha son fils en dévalant les marches. Sa mère le laissa aller ouvrir la porte et se tourna vers Fabien en secouant la tête d’un air écoeuré. 

«  Bravo. Fidèle à toi-même. 

- Je… »

Mais impossible de s’expliquer : son fils était de retour en compagnie de son professeur, François Linard. 

« Madame Campet, comment allez-vous ? Ah, monsieur Campet ! On a enfin l’occasion de se rencontrer. Enchanté. »

Les deux hommes se serrèrent la main. Son visage avait quelque chose de familier, pensa Fabien. Puis il comprit : il avait l’allure et les traits génériques de ce qu’on appelle un « beau mec ». Yeux clairs et peau halée, une barbe de trois jours faussement négligée, beaucoup plus de cheveux que lui n’en avait jamais arboré… et un sourire entier, ni trop vague ni trop insistant. Malgré lui, Fabien dut bien admettre qu’il avait l’air sympathique. Il l’invita à s’asseoir dans l’énorme sofa d’angle beige clair disposé face à la TV Sony 72 pouces sur laquelle il aimait regarder les matchs. 

« Alors, c’est le grand jour, hein ? Vous partez de Toulouse, c’est ça ? »

- Avec escale à Londres et ensuite, New York. Vous y êtes déjà allé ? 

- Fabien n’est pas un grand voyageur » intervint sa femme avec un sourire moqueur. « Il ne parle pas anglais, il n’aime pas les nourritures inconnues… Vous voyez le genre. 

- Ce qu’il faut pas entendre… » marmonna Fabien. « J’aime bien Barcelone, j’y suis allé assez souvent…

- Pour se bourrer la gueule avec ses potes ! »

Il lui jeta un regard excédé.   

« Faites pas attention, monsieur Linard, elle aime bien me chambrer… Vous voulez quelque chose à boire ? Une bière ? Un porto ? 

- C’est gentil, mais non merci. Je conduis. 

- Oh, c’est pas un petit verre qui va vous envoyer dans le fossé ! 

- Vous n’avez pas tord… Allez, juste une bière. »

« On part bientôt ? » C’était Théo. Le gamin lui tournait autour comme une abeille autour d’un pot de miel.

« Pas tout de suite, Théo, on a le temps. Tu as fini de préparer tes affaires ? 

- Presque ! 

- Hé bien, va vérifier que tu n’as rien oublié. Et on se donne rdv ici même, prêt à partir, dans une demi-heure. Ok ? »

Théo hocha la tête avec enthousiasme et se précipita vers sa chambre, à l’étage. 

Fabien le regarda monter les marches quatre à quatre. Son enthousiasme lui faisait mal au coeur. Comment ça se faisait ? Il se resservit à boire en s’efforçant d’ignorer les regards irrités de sa femme. 

Théo partit, ils se mirent à causer de l’école, des résultats du petit, du voyage, des autres élèves qui partaient avec eux. Enfin, c’était surtout Samiya et le prof qui parlaient. Fabien, lui, n’avait pas grand chose à dire. Il regardait ce beau mec et pensait : mon gamin doit l’adorer. Et pas que lui, tiens – ça se voyait que même sa femme le trouvait charmant. Le pire, c’est qu’il les comprenait : il était sympa, souriant, intelligent mais pas snob. Par exemple, là, il leur racontait comment il avait passé deux ans à New York – la plupart des gens qui vous racontent leurs grands voyages, soit ça vous endort soit ça vous énerve. Mais pas lui. 

Il sentait bien qu’il aurait dû lui en vouloir. Et sans doute qu’un ou deux mois plus tôt, ç’aurait été le cas, peut être même qu’il lui aurait cherché des crosses. Mais la vérité ? Il en avait marre. Marre d’être en colère. Il osait pas en parler à Samiya, mais il se disait que peut être, il ferait bien de voir un psy… pas ceux pour les timbrés en HP, hein, mais un psychologue comme dans l’émission sur France 5 qu’elle regardait tout le temps. Quelqu’un qui l’aiderait à comprendre comment se débrouiller avec Théo. 

Il alla pisser un coup. Quand il s’assit de nouveau dans le canapé, le prof leur dit :

« Je veux encore vous remercier d’avoir accepté de le laisser partir. Une semaine à New York, à travailler dans un studio de cette qualité… C’est une sacrée expérience, le genre que j’aurais aimé vivre à son âge. 

- Vous faisiez déjà de la guitare? » demanda Samiya pendant que Fabien lampait son verre. 

« De la guitare basse, à l’époque. Ah, mais c’était pas comme maintenant, on se sentait un peu seuls en terre d’Ovalie… D’ailleurs, mon père m’a d’abord poussé à faire comme vous, monsieur Campet. Du rugby. Il adorait ça. Il m’avait même suggéré de m’inscrire dans votre équipe.

- Pardon ? » répondit Fabien, pris de court. 

- Vous habitiez ici ? 

- A quelques blocs de votre maison. Nous avons même été dans la même classe, une année, avec votre mari. En seconde, je crois. » Il sourit, lâcha un rire gêné. « Vous ne me reconnaissez pas du tout, alors ? »

Bon sang, c’était ça cette impression à son arrivée ? Mais Fabien avait beau le regarder et essayer de se souvenir, rien. 

- On me dit souvent que j’ai pas mal changé. J’étais plutôt du genre petit gros, à l’époque… Des cheveux longs et frisés. 

- Ben ça… Je suis désolé, vraiment, ça ne me revient pas. 

- Pas de soucis. Vous traîniez avec… Benoît ? Et ce grand costaud, là… Eric ?

- Oui oui, Eric. C’est vrai… Et alors…  Vous disiez que vous vouliez faire du rugby ? »

Samiya lui décocha un coup de coude dans les côtes. 

« T’écoutes rien, toi ! François disait que c’était son père qui voulait qu’il en fasse… 

- Et j’ai essayé. Mais vraiment, ce n’était pas mon truc. Les contacts physiques, l’ambiance des vestiaires… Et à cet âge, les garçons ne sont pas toujours tendres entre eux. Vous savez ce que c’est… »

Fabien hocha vaguement la tête. Il ne savait pas trop, en fait. Il ne gardait que des bons souvenirs de cette époque. Le sport, les filles, les potes… Tout était simple. Pas comme maintenant. 

« Et comment est-ce que votre père a réagi ? » demanda Samiya. « Parce que j’en connais qui ont du mal à s’y faire. A ce que tout ne tourne pas autour de ce fichu ballon, je veux dire…

- Ce n’était pas son genre. Cela dit… C’est à peu près à cette époque qu’on a perdu le contact. Je n’étais pas un ado très heureux et j’imagine qu’il ne savait pas comment s’y prendre… L’adolescence, c’est un moment important dans la relation entre parent et enfant. Beaucoup de choses se jouent… » Il marqua une pause, l’air embarrassé. 

Samiya répondit combien ils en avaient conscience. Absolument. 

Dans la tête de Fabien, qui regardait fixement le fond de son verre, ça faisait des nœuds dans tous les sens.  

Un bruit dans l’escalier. 

« Ah, voilà Théo ! » fit le prof tout en se levant. « Tu as tout ? On y va ? »

L’adolescent lui répondit avec entrain qu’il n’attendait plus que lui.

Son expression changea du tout au tout quand il se tourna vers son père pour le saluer. Fabien avait envie de le prendre dans ses bras et de le serrer fort, mais tout ce qu’il parvint à faire fut de lui donner une vague tape sur l’épaule. 

« Hé bien, on va y aller… » dit le prof en attrapant le sac de Théo. Il aperçut la vitrine et s’en approcha : « Jolie collection… Vous continuez ?

- Ha, non… Mon genou… » marmonna Fabien. 

- J’essaie de le convaincre de s’en débarrasser, mais rien à faire… » fit Samiya, avant d’ajouter : « Votre femme n’aura pas ce genre de soucis, n’est-ce pas ? Vos trophées, ce sont vos élèves… »

Fabien leva les yeux au plafond pendant que le prof rigolait. 

Ils le regardèrent rejoindre la voiture et charger les affaires de Théo. 

Marrant que je ne me souvienne pas de lui, pensa Fabien. 

François… Non, décidément, rien. Il alla remplir son verre – il commençait à être bien bourré, maintenant – et revint à temps pour leur adresser un dernier salut. 

Ça l’avait un peu retourné, ce qu’il avait raconté sur son père… Et d’un autre coté, ça lui avait fait se dire : il comprendrait peut-être. C’était nouveau, pour Fabien, de se dire un truc du genre, qu’un autre mec pouvait le « comprendre »… mais pas désagréable. Peut être qu’il pourrait lui demander son avis, à leur retour du voyage. Peut-être qu’il pourrait l’aider à se rapprocher de Théo. 


« Désolé pour mon père… Il picole de plus en plus. Il a pas été trop pénible ? »

- Pas du tout » répondit François. Il déboita pour doubler un camping-car lourdement chargé. Il avait un peu traîné chez les Campet ; il craignait d’arriver en retard à l’aéroport. 

Théo avait ôté ses Dr Martens et posé ses pieds sur le tableau de bord. François lui jeta un regard en coin. 

« Les choses ne s’arrangent pas, entre vous deux ? 

- C’est de pire en pire. Il comprend que dalle… J’ai tellement hâte de pouvoir me barrer ! »

Il hocha la tête. Ce n’était pas la première fois qu’ils en parlaient. Le gamin lui avait même demandé, sur le mode de la blague, s’il ne pouvait pas venir habiter chez lui l’année prochaine. 

François sourit, incrédule, à cette idée. Si on lui avait dit qu’un jour, il s’entendrait aussi bien avec le fils de Fabien Campet… Le « Grand Fab », comme il insistait pour qu’on l’appelle à l’époque. A l’époque des bites au poteau, des petits ponts et des affaires volées ; à l’époque des claques sur la nuque, des pantalons baisés et des têtes dans les chiottes ; à l’époque des surnoms – lui, c’était Linard Tête de Lard. A l’époque de toutes ces petites et moins petites humiliations qui avaient égayé son adolescence – qu’elles soient le fait de ce Fabien Campet là ou d’un autre. On en trouvait partout, et ils se ressemblaient tous. 

Au début, il avait eu peur d’être plus dur avec Théo, de lui faire payer la connerie de son père… mais truc improbable, c’est tout le contraire qui s’était produit : à mesure que le gamin s’impliquait davantage dans la musique et progressait, ils s’étaient rapprochés. Il lui parlait de temps en temps de son père. Pour François, l’exercice était délicat… Parce que même, objectivement, son paternel se comportait comme un idiot, François était la personne la moins qualifiée au monde pour traiter la question.

Parfois, il brûlait d’envie de lui dire : tu sais qu’il aimait bien m’humilier devant la fille dont j’étais amoureux, à ton âge ? Il ne faudrait pas grand chose au gamin pour vraiment mépriser son vieux. Il suffirait qu’il lui raconte une ou deux anecdotes, et puis fasse mine de regretter : ça reste entre nous, d’accord ? Je n’aurais pas dû…

C’est le genre de choses que Campet réveillait chez lui. C’est pourquoi il avait longuement hésité à venir ce soir – il aurait aussi bien pu demander à Théo de passer à son appart et s’épargner une rencontre qui avait de bonnes chances d’être pénible….

Le gamin s’éclaircit la gorge et dit timidement : « Monsieur, vous n’allez pas un peu vite… ? » François jeta un coup d’œil au tableau de bord – merde, 130 sur une route limitée à 110… Il freina progressivement et se rabattit sur la file de droite. Il avait les mains moites. Il augmenta la clim. 

L’aéroport n’était plus très loin. 

Il savait pourquoi il avait fini par se déplacer. Il voulait crever l’abcès une bonne fois pour toutes. Régler le cas Campet, repartir sur des bases saines. 

Seulement, les choses ne s’étaient pas déroulées comme il l’avait imaginé. Il s’était attendu à ce que Fabien soit embarrassé ; à ce qu’il fasse mine de ne pas se souvenir des détails ; voire même, quoique moins probablement, à ce qu’il se confonde en excuses sous le regard atterré de sa femme. 

Mais il ne se souvenait même pas de lui. Et cette possibilité toute simple, curieusement, François ne l’avait jamais envisagée. 

Sans doute que pour les Fabien Campet, les Linard tête-de-lard se ressemblaient tous. Des modèles de série. 

Il serra plus fort le volant. Il ne buvait que rarement et une seule bière avait suffit à lui embrouiller la tête. Il pensa : c’est pas juste. Il s’humecta les lèvres, jeta un regard en direction de Théo. 

C’est pas juste.  

Le gamin croisa son regard. François s’entendit lui dire : 

« Je ne t’ai jamais dit que je connaissais ton père, au lycée ? »