L’ODEUR
DES COOKIES

 

La famille s’était massée autour du médecin, à quelques mètres de la porte derrière laquelle était allongé Tom Mercier. L’homme en blouse parlait d’une voix douce et mesurée : oui, il avait repris conscience. Et oui, comme on le craignait, les séquelles étaient importantes : troubles du langage, pertes de mémoire, perte de mobilité… et la liste continuait. 
La fille de Tom demanda s’il souffrait. Le médecin la rassura : il partirait en douceur. 92 ans, c’était un bel âge… Il marqua une pause : à vrai dire, il n’avait jamais vu un malade afficher un air aussi serein. Heureux, même. Non seulement insistait-il pour que les infirmiers le laissent seul ; mais en outre, il ne cessait de sourire. Un très grand sourire, plein de trous, qui faisait penser à celui d’un enfant. Le médecin conclut : faites comme si de rien n’était. La femme hocha tristement la tête et, accompagnée de ses deux enfants, se dirigea vers la chambre. 

La première fois que Lou s’était manifesté, une obscurité réglisseuse, brillante et collante, emplissait la chambre de Tom. Il était pourtant tôt, à peine huit heures, mais nous étions en hiver et la vieille baraque de guingois qu’habitaient le petit garçon et sa famille se dressait à deux rues du lampadaire le plus proche. 
Les premiers instants, Tom n’avait même pas songé à allumer la lampe de chevet posée au sol, à côté de son matelas. Davantage que terrifié, il avait été stupéfait par ce petit, fluet, presque inaudible “bonjour” provenant de sa gauche, tout contre sa tête, sur la tête d’oreiller, et un bref instant il avait même senti son haleine : chocolat et praliné. Odeur reconnaissable entre mille, puisqu’il s’agissait du parfum préféré de Tom, parfum de cookie s’entend, et que sa maman venait justement d’en préparer une fournée… 
MES cookies, pensa le petit garçon avec horreur, et l’idée qu’une créature / un monstre / n’importe quelle entité de ce monde ou d’un autre puisse lui voler SES cookies suffit à briser le sortilège qui avait transformé ses membres en pierre. Il tendit la main vers l’interrupteur de la lampe…
N’ALLUME PAS !” chuchota la voix avec une frayeur paniquée. Et sans doute fut-ce cette peur qui arrêta son geste. La maman de Tom lui avait souvent expliqué que le consentement était une chose sacrée et, bien que le concept et son application lui demeura un peu abscon du haut de ses onze ans et demi, il pensait en avoir compris les grandes lignes : ne rien faire à quelqu’un (quelqu’un englobant les enfants, les adultes et les animaux, évidemment) à moins qu’il ne le demande. 
D’un autre côté, la créature qui s’était glissée dans son lit semblait se moquer comme d’une guigne de son consentement à lui. Mais après réflexion, Tom décida que ce n’était pas une raison pour faire pareil. C’était comme à l’école : il arrivait que les grands l’embêtent en lui piquant ses affaires ou en le forçant à faire des choses qu’il n’aimait pas ; ce n’était pas pour autant qu’il avait envie de les imiter. Juste de partir le plus loin possible, dans un endroit où il n’entendrait plus jamais leur rires et ne sentirait plus jamais leur odeur. 
Il éloigna donc sa main de l’interrupteur et, au lieu de faire la lumière dans sa chambre, décida de la faire sur l’affaire qui le préoccupait le plus à l’heure actuelle. 
“T’as pas mangé tous les cookies ?”, demanda-t-il. 

Pour un garçon de onze ans et demi, et à fortiori pour un garçon un peu trop sensible, c’est ce que disaient les professeurs, le monde était plein de choses plus effrayantes qu’un fantôme : les ogives nucléaires portatives, les virus de laboratoire, la droite décomplexée (il ne savait pas vraiment de quoi il s’agissait mais avait bien compris à l’expression horrifiée de son père que c’était quelque chose de vraiment mauvais) et surtout, surtout, la récréation du midi. 
Elle durait un temps infini, quatre-vingt dix minutes dont la progression incroyablement lente aurait pu inspirer à Einstein quelques réflexions supplémentaires sur la relativité de l’espace-temps. Quatre-vingt dix minutes qui étaient l’occasion pour les autres collégiens, une fois sortis de table, de jouer à un tout un tas de jeux : cartes, dés, foot, mais aussi des disciplines plus originales comme le petit pont, qui consistait à lancer une balle entre les jambes d’un garçon et, dans le cas où il échouait à l’intercepter, à le frapper à coups de pieds. Tom, lui, ne pratiquait qu’un seul jeu : le cache-cache solitaire. Ses règles étaient très simples : vous gagniez si vous parveniez pendant 90 minutes à échapper au regard et aux attentions des autres enfants. C’est ainsi que les salles de lecture et de perm étaient devenus les lieux préférés du garçon. Là, il se sentait en sécurité. 
Une telle description pourrait laisser penser que Tom était déjà, si jeune, un misanthrope. Mais ç’aurait été grossir le trait : il ne détestait pas toute l’humanité, juste une petite moitié, celle qui se tenait le paquet et évaluait la valeur d’une personne à la quantité de buts et de tartes qu’elle était capable de distribuer. Oui, Tom était misandre. Pour autant, il ne fréquentait pas beaucoup plus les filles, et cela pour deux raisons : primo, s’exhiber en leur compagnie était la meilleure manière de se faire repérer et harceler - oh la tapette, ce genre de choses. Deuxio, la plupart des filles du collège ne partageaient pas sa misandrie : elles riaient aux éclats devant les exploits guerriers des garçons les plus forts et huaient plutôt deux fois qu’une les demi-portions dans son genre. 
La seule qui s’entendait bien avec Tom, c’était Alex. Sa meilleure amie - on pouvait dire ça si c’était la seule ? Il n’en était pas sûr. Ils se connaissaient depuis l’âge de 5 ans, depuis qu’elle lui avait prêté une pelle en plastique jaune pendant la récréation. Déjà à l’époque, elle ne ressemblait à aucun autre humain avec son avalanche de mèches en folie couleur miel et ses dents en avant qui la faisaient ressembler à un lapin. Tom avait tout de suite compris qu’il l’aimerait pour la vie et que rien, absolument rien ne pourrait les séparer. 

Sauf, avait-il découvert en ce début d’année, la promotion reçue par le père d’Alex. Toute la famille avait déménagé à l’autre bout du pays. 

Là, Tom avait découvert ce que c’était de se sentir seul, vraiment seul. Surtout quand il s’était convaincu que si Alex ne répondait pas à ses lettres, ce n’était pas parce que quelqu’un (son père ? Le facteur ?) les interceptait. Simplement, elle s’était fait de nouveaux amis et l’avait oublié. (et le soir, dans le lit encore un peu dur de leur nouvelle maison, les parents d’Alex se félicitaient que leur fille fréquente enfin des enfants un peu plus “solaires”. C’était le mot qu’ils employaient, solaire, pour ne pas dire que Tom était un triste petit garçon bien déprimant et qui sait l’impact que ce genre de fréquentations pouvait avoir sur un autre enfant ? Ils ne lui souhaitaient que le meilleur, évidemment, c’était un gentil bonhomme, mais bien trop grave pour son âge.) 
Cela faisait 4 mois. A cet âge là, c’est très long, 4 mois. On le sait bien, cela a été démontré scientifiquement, une année d’enfant vaut 7 années d’adulte. Rien d’étonnant, donc, à ce que Tom ait commencé à avoir des pensées sombres - et en même temps lumineuses, étrangement brillantes et attirantes, à la manière dont les lampes de terrasse devaient sembler lumineuses aux insectes qui venaient s’y écraser en fondant et fumant. Et plus le temps passait, plus ces pensées prenaient forme, prenaient la forme de lignes et de ratures, de noeuds et traits hachurés pleins de rage. 
Sa maman ne comprenait pas pourquoi il était devenu si pudique d’un coup, refusant qu’elle le voit nu - mais son père haussait les épaules en souriant et répliquait d’un définitif : il grandit, il devient un petit homme. Laisse le faire. Et d’une certaine manière, il n’avait pas tort. 

Lou aimait les cookies. Lou aimait aussi la couleur rose lilas, les dahlia, le rhythm and blues, les salles de bain pleines de buées quand on faisait couler un bain très chaud et il adorait regarder Tom jouer aux jeux vidéos. Ce qu’il détestait, en revanche, c’était les brocolis et le bruit du vent dans les branches des arbres. Et puis, la lumière. Lou refusait qu’on le regarde. Longtemps (longtemps en âge d’enfant, s’entend, c’est à dire pendant les deux mois, une semaine, trois jours et 2 heures qui séparèrent son apparition de sa disparition), Tom pensa que c’était parce que c’était INTERDIT. Un genre de code yakuza, mais pour les fantômes. Du genre : il avait été autorisé à hanter un petit garçon de la surface et à lui voler ses cookies MAIS à la condition expresse de ne jamais être vu. Tom se souvenait d’une histoire  comme ça, celle d’un musicien (dans son imagination, le dit musicien ressemblait à Jimmy Hendrix, dont il possédait deux vinyles achetés aux puces avec sa maman et qu’il chérissait comme la prunelle de ses yeux) qui pour libérer des Enfers son meilleur ami devait traverser un immense couloir sans jamais se retourner. Evidemment, les démons faisaient tout pour lui faire manquer à sa parole : tapes sur la tête, balayette, petits ponts, crachats, insultes… mais Jimmy s’en moquait, il était trop malin pour ce genre de ruses à la mort moi le noeud. Et puis, l’un des démons, le plus intelligent de tous, avait eu une idée, une idée géniale, le genre d’idées qui vous fait monter direct dans la hiérarchie démoniaque : d’une voix suppliante qui imitait celle de son meilleur ami, il avait appelé à l’aide le musicien. 
Jimmy avait regagné seul la surface de la Terre. Incapable de se pardonner, il avait jeté sa guitare dans la mer (où les sirènes l’avaient récupérée et sauvée des eaux, mais c’est une autre histoire) avant de se laisser mourir de faim. 
Sale histoire, qui le rendait très triste quand il y pensait. Alors il la chassait de son esprit et se concentrait sur cette idée étonnante : il allait bien. Bien ? Mieux que bien, magnifiquement super bien ! Il avait un nouveau meilleur ami ! Certes, un ami qu’il ne pouvait pas voir, mais qu’il pouvait sentir et même toucher - ils se tenaient parfois par la main, celle de Lou était à peine plus grande que la sienne et toute chaude et douce, sans un seul plis, et détail amusant, elle comportait un doigts en plus. Il aimait bien ça. 

La maman de Tom, Vivian, était peintre, ce qui expliquait pourquoi les murs de la maison étaient recouverts de portraits de monstres. Sa maman entretenait un rapport particulier à l’étrange depuis son plus jeune âge. Jusqu’à l’âge de onze ans, elle faisait des rêves incroyables dans lesquelles elle se réveillait assise dans le plus confortable canapé de cuir qu’elle ait jamais touché, au milieu d’une grande pièce au plancher blanc et aux murs couverts de rideaux d’un rouge vif. Enfin, elle imaginait qu’il y avait des murs derrière ces rideaux, mais elle n’avait jamais eu l’occasion de le vérifier. C’est que ces rêves étaient du genre besogneux, travailleur, occupé. Elle devait écouter. En face du canapé se trouvait une chaise, et sur cette chaise était assis un monstre. Ou disons plutôt, une créature à l’allure monstrueuse. Le monstre était différent à chaque rêve : il y avait eu le chat licorne, la mandragore corbeau, le petit garçon à l’envers, l’homme-papillon… Chacun était unique, mais tous étaient là pour la même raison : parler d’eux. De leur vie, leurs soucis, leurs questionnements. A quoi est-ce que ça rimait, tout ça ? La vie, la mort et la certitude glacée que les seules histoires qui finissaient bien étaient celles laissées inachevées ? Et la maman de Tom écoutait sans jamais intervenir, mais ses deux yeux couleur de miel ne quittaient pas un instant le visage du monstre assis en face d’elle, et elle pouvait voir combien cette écoute silencieuse et soutenue déliait peu à peu quelque chose en eux, les ouvrait. Ce n’était pas toujours agréable à voir ou entendre. Parfois, elle avait l’impression de tirer la cordelette d’un paquet qui avait contenu il y a très longtemps un magnifique gâteau, que les vers et les larves et les mouches à sucre avaient mangé et remplacé. Mais c’était toujours utile. Et lorsqu’elle se réveillait au petit matin, elle ressentait un profond sentiment de quiétude.
Et puis, un beau jour, les rêves avaient cessé. J’aimerais pouvoir vous dire que cela se produisit le premier jour de ses premières menstruations, ou encore lorsque quelqu’un jeta par inadvertance la très vieille coupe aux bords ébréchés qui dormait dans un placard de la maison… A moins que ce ne fut le dernier jour de l’hiver de la dernière année du calendrier lunaire observé par la tribu celte qui vivait à ce même endroit 2500 ans auparavant. Malheureusement, les rêves disparurent sans raison apparente. Peut-être qu’il n’y avait plus de patients, tout simplement. 
C’est alors que la maman de Tom se mit à peindre. Elle n’arrêta jamais et, quoique ses toiles ne lui permirent pas de vivre, elles rencontrèrent un petit succès dans certains milieux. Juste assez pour qu’elle puisse continuer d’investir dans les toiles, les pigments, les pinceaux au toucher de chat et les solvants à l’odeur puissante. Elle stockait tout cela dans de grosses boîtes en carton récupérées au magasin de bricolage de la ville et entreposées dans le petit atelier qu’elle avait aménagé au grenier. La lumière y était chiche - on n’y voyait que dalle, en vrai - mais cela ne semblait pas déranger pas Vivian. Lorsqu’un tableau était achevé, elle s’asseyait en face et restait là à le regarder, parfois pendant près d’une heure, hochant doucement la tête. 

Comme la maman de Tom, Lou était très fort pour écouter. Ce qui tombait bien, car la tête du jeune garçon était pleine à craquer d’histoires et d’idées et de questionnements qui ne demandaient qu’à être partagés. Les trois premières soirées qu’ils passèrent ensemble furent juste suffisantes pour qu’il lui raconte l’essentiel du Seigneur des Anneaux, qu’il lui explique pourquoi est-ce que l’eau des fleuves était douce alors que celle des mers était salée, enfin qu’il s’interroge avec lui sur la présence de la Lune en plein jour. Bizarre, quand même. 
Lou ne parlait pas beaucoup - et quand il le faisait, c’était toujours de cette même voix basse et chuchotante, rauque aussi, comme s’il craignait que quelqu’un d’en bas découvre qu’il hantait en douce un petit garçon. Non, Lou n’était pas un bavard. Tom le pressait de questions sur l’endroit d’où il venait, ce qu’il y faisait, les raisons de ses visites, le métier que faisaient ses parents - car il avait bien des parents, n’est-ce pas ? Des parents fantôme ? Mais presque toujours, son nouvel ami lui opposait un silence gêné ou, et c’était déjà quelque chose, un petit rire embarrassé. 
Peu à peu, au fil des soirées qu’ils passèrent ensemble dans la chambre enténébrée de Tom, ce dernier découvrit le type de questions susceptible de provoquer une réponse : celles qui se rapportaient au monde des vivants. Avait-il déjà regardé le soleil en face ? Savait-il que le ciel comptait des milliards d’étoiles invisibles ? Aimait-il la glace au chocolat caramel ? Et la fraise ? Quel était son album préféré de David Bowie ? A cette question, Lou ne sut que répondre. Il n’avait jamais écouté Bowie, il ne connaissait même pas son nom - et cette révélation convainquit pour de bon Tom qu’il venait d’un monde très différent du nôtre et très triste. Il se précipita sur son tourne-disque en tachant de ne rien cogner, ce qui n’était pas une mince affaire dans le noir complet, et tatônnant, jubilant aussi, il trouva le disque de Let’s Dance.
I know when to go out
Know when to stay in
Get things doneI catch a paper boy
But things don't really change
Tom dansait dans le noir et il pouvait entendre Lou rire et taper joyeusement des mains tandis que la voix du Duc emplissait l’air chargé de l’odeur des cookies de sa maman. Il lui en réclamait chaque semaine et, quoique Vivian fut un peu inquiète de le voir s’engouffrer de pareilles quantités de sucre, elle était trop heureuse de le voir à nouveau souriant et joyeux, pour la première fois depuis le départ d’Alex, trop heureuse donc pour y trouver à redire. 

Au début, Tom se contenta de jouer avec Lou dans sa chambre, tard le soir. La journée, même avec les rideaux tirés, il y avait trop de lumière et Lou refusait d’apparaître. C’était frustrant. Il finit par proposer à son ami un marché : se bander les yeux avec un foulard et jurer de ne jamais le retirer ou tenter de le zieuter par en dessous. Et en échange, Lou jouerait avec lui dans sa chambre l'après-midi. Après beaucoup d’hésitations et lui avoir fait promettre encore et encore de ne jamais chercher à le regarder, Lou accepta. Et ainsi, ils purent continuer leurs explorations musicales tout le WE sans être ennuyés : après Bowie, il fallut lui faire découvrir Lou Reed - forcément… Et puis, les Pink Floyds. Ensuite, ils s’aventurèrent dans des terres plus méconnues, Tom pillant sans retenue l’hétéroclite collection de son père : Blue Öyster Cult, Mahavishnu Orchestra, Future Islands…
*Au bout d’un mois, Lou lui proposa de sortir : il avait envie de voir à quoi ressemblait la ville. Tom, qui n’avait jamais été enclin à quitter son nid protecteur, ou alors seulement quand on l’y forçait (le fameux “sors de ta chambre, va jouer dehors, il fait si beau”), commença par protester : il risquait de rencontrer des élèves de son école, et puis ils ne pourraient pas écouter de musique… jusqu’à ce qu’une idée lui vienne. En pépriphérie de la cité s’étendait une zone de maisons abandonnées, de vieux hangars et de jardins clos rendus aux herbes folles, vestiges de la crise économique qui avait secoué la région 30 ans auparavant. La plupart des enfants l’évitaient depuis que trois collégiens y avaient disparu corps et âme, un samedi après-midi de l’année précédente. Tom connaissait bien les trois victimes : elles avaient fait de lui et d’Alex leurs cibles favorites. Il avait lu quelque part que les ennemis de ses ennemis étaient ses amis : et de fait, il éprouva dès lors une grande sympathie pour le dédale interdit. Il essaya plusieurs fois d’y emmener Alex, mais celle-ci refusa toujours - arguant que les ennemis de leurs ennemis pouvaient aussi être les amis d’ennemis qu’ils ne connaissaient pas encore, ou un truc du genre.Mais Lou, lui, n’avait peur de rien.
Et c’est ainsi qu’ils passèrent plusieurs samedi et dimanche après-midi à explorer les vieilles baraques et les jardins oubliés, au milieu des orties, sous le soleil mouillé de Mars. Il rentrait au tomber de jour et filait prendre un bain trop chaud, sous le regard perplexe de ses parents. Perplexe mais heureux : il y avait longtemps qu’ils ne l’avaient pas vu aussi souriant. A l’école, ses enseignants notèrent qu’il semblait moins isolé ; on l’avait même vu parler à quelqu’un dans la cour. 

Presque deux deux mois s’écoulèrent ainsi, dans une totale plénitude.Mais le septième WE après l’apparition de Lou, quelque chose de terrible se produisit. Alors qu’il rentrait du dédale, les joues rougies d’avoir couru et sauté, Tom pensa : j’aimerais que ça dure toute la vie.
Toute la vie.
Toute.la.vie.
Il avait déjà souhaité ça, une fois.
C’est alors qu’une idée commença à l’obséder : que du jour au lendemain, Lou s’en aille. Après tout, c’était arrivé avec Alex, et elle n’était qu’humaine. Supposons que le Roi des Enfers, ou n’importe quelle autre déité ou créature surnaturelle, décide soudainement que Lou devait cesser de hanter les petits terriens ? Plus il y pensait, plus cette idée le terrifiait. Et à sa décharge, il fallait bien admettre que son ami n’était guère rassurant, avec ses silences et ses réponses en forme d’ellipse.
Les idées, comme les cellules, peuvent se reproduire, se transmettre, se combiner. Et comme cela arrive aux cellules, certaines idées peuvent devenir malades. Elles se mettent alors à grossir et à muter jusqu’à abîmer toutes les idées qui entrent en contact avec elles. C’est ce qui arriva à Tom. Et plus il tentait de penser à autre chose, plus cette mauvaise herbe d’idée venait le surprendre jusque dans les moments les plus sereins, lorsqu’ils écoutaient de la musique dans sa chambre ou pire encore, qu’il s’endormait contre Lou le soir. Il demanda à ce dernier de lui promettre de ne jamais partir, de ne jamais le quitter, de toujours le hanter, lui et aucun autre petit garçon : mais le fantôme lui répondit que ça ne fonctionnait pas comme cela et qu’il ne voulait pas être malhonnête en lui faisant une promesse qu’il ne se savait pas certain de pouvoir tenir. Au bout de deux semaines de ce régime de doutes et de peur, l’idée malade avait entièrement colonisé l’esprit de Tom. Chaque nuit, en s’endormant, il avait un peu plus peur de ne jamais revoir Lou. Et ce qui le terrifiait le plus, c’était de se dire qu’il ne saurait jamais à quoi il ressemblait. Il ne pourrait jamais peindre son portrait, comme l’avait fait sa maman des monstres rencontrés dans ses rêves. Et avec le temps, il oublierait sa voix, et le toucher de sa main, jusqu’à ce qu’il ne lui reste plus que des bribes de souvenirs hachés menu. Le fantôme d’un fantôme.
Il ne voulait pas trahir sa promesse, vraiment pas. Et sans doute ne fit-il pas exprès de mal nouer, ce jour-là, le foulard ; sans doute qu’une partie de lui, sincère, ne remarqua vraiment pas que le tissu glissait et s’affaissait ; et probablement y avait il une part de surprise authentique quand le bandeau tomba de ses yeux, de ses yeux grands ouverts, alors qu’il jouait à la bagarre avec Lou.
Il ne savait pas au juste à quoi il s’attendait : un immense cri spectral ? Une tornade arrachant les volets de sa chambre ? Des reproches pleins de colère ? Mais il ne se produisit rien de tel. Lou avait disparu, tout simplement. 

Au cours des semaines qui suivirent, Tom tenta tout ce qui était en son pouvoir pour faire revenir son ami. Il lui demanda pardon, encore et encore, supplia, pleura. Il s’enferma dans sa chambre, dans le noir complet, pendant de longues heures et même au beau milieu de la journée. Quand son père finit par le forcer à sortir, il prit la fuite ; on le retrouva 12 heures plus tard dans le dédale, au terme d’une recherche qui avait impliqué trois voisins et deux gendarmes, accroupi dans l’un des vieux box pleins de déjections de rats et de chats qui longeaient le rail. Son père, qu’une éducation tout à fait classique n’avait pas préparé à ce type de comportement (un caprice), lui mit une raclée. Curieusement, les coups ne changèrent rien à l’affaire. 

Peu à peu, Tom comprit qu’il ne lui suffirait pas de crier pardon et de promettre pour faire revenir Lou. Il avait, après tout, déjà promis par le passé. Et pour quel résultat ? Fool me once, shame on you ; fool me twice, shame on me… Il devait faire davantage. Lui offrir la certitude absolue que cette fois, il tiendrait parole. Une preuve de bonne foi, un sacrifice. 
Un samedi matin, le premier jour du printemps, il grimpa jusqu’au grenier, ouvrit une boîte en carton et en sortit une pleine bouteille de solvant. Il était trop jeune pour comprendre ce qu’était un solvant, mais il se souvenait de ce que sa mère lui avait dit maintes reprises : ne jamais en boire, et ne jamais, surtout jamais en mettre dans ses yeux. Il déboucha la bouteille, renversa la tête en arrière et, les yeux bien écarquillés, versa le liquide. 
Il essaya de ne pas crier, mais ce fut plus fort que lui. Et c’est ce cri qui attira l’attention de ses parents et le sauva. 

Il fallut aux médecins plusieurs jours et deux interventions périlleuses pour sauver les yeux de Tom. Certes, sa vision ne serait plus qu’une fraction de celle d’un enfant ordinaire, mais il ne serait pas aveugle. Tout bien considéré, avouèrent-ils à ses parents, il avait eu beaucoup de chance. 
Tom n’aurait certainement pas partagé leur diagnostic : il avait échoué, de peu, mais échoué quand même. Et il savait qu’il n’oserait pas retenter sa chance. A cause de la douleur, bien sûr ; mais aussi parce qu’au fond de lui, il avait cru que Lou interviendrait avant qu’il ne se fasse vraiment mal. Il réalisait à présent combien cette idée était absurde : son ami était parti pour de bon et ne reviendrait jamais. 

Les choses empirèrent encore après sa sortie de l’hôpital : ses épaisses lunettes correctrices faisaient la joie des petites frappes et des harceleurs de l’école. Ca, et toutes les histoires qu’on racontait sur lui : qu’il était devenu fou, qu’il avait fait une crise et tenté de se suicider. Se suicider ! Et de quelle manière ridicule ! Les enfants sont bourrés de créativité et ses camarades mirent la leur à contribution en imaginant tout un tas de blagues cruelles pour souligner combien la courte vie de Tom était déjà si pathétique. Franchement, il aurait mieux fait de ne pas se rater. Ses parents firent tout pour l’aider - mais tous ceux qui ont été enfant un jour le savent bien, les adultes ne comprennent pas grand-chose à ces affaires-là.  
Ils finirent par déménager, dans une ville plus grande. Et puis, Vivian tomba de nouveau enceinte et Tom découvrit qu’une petite soeur, même si ce n’était pas aussi bien qu’un ami, ce n’était déjà pas mal. Il avait hâte qu’elle aime David Bowie. 
Les années passèrent, le transformant en un jeune homme longiligne apprécié de ses rares amis pour sa douceur, sa réserve, son écoute. Sa vue se dégrada au fil des ans, mais il ne devint jamais tout à fait aveugle. 
Il se maria, eut une fille. 
Il vieillit, lentement mais sûrement. Il développa de l’arthrose, une sciatique, survécut à un cancer de la prostate. Un petit caillot se forma dans l’une des veines qui alimentait son cerveau, où il grossit paresseusement pendant des semaines, comme une jolie pêche qui attend le meilleur moment de la saison pour tomber de l’arbre. 

La fille de Tom referma la porte, refoulant ses larmes tandis que ses enfants l’enlaçaient. Le vieil homme les avait accueillis d’une voix faible mais chaleureuse. Il avait répondu à leurs questions banales, les mêmes que l’on pose à tous les mourants. Puis, très gentiment, il leur avait demandé de partir. Il était fatigué, avait-il expliqué. 

Tom souriait encore alors que sa famille quittait l’hôpital. 
Oh, il sentait bien qu’il mettait tout le monde très mal à l’aise. Il savait qu’étant sur le point de mourir, il aurait du prendre une mine éplorée - il n’était pas idiot. Mais il s’en moquait. Il se moquait de tout depuis qu’il avait découvert, en reprenant connaissance, que son accident l’avait laissé entièrement aveugle ; depuis qu’il avait senti six petits doigts très lisses et chauds serrer avec détermination son index.
Il se tourna vers Lou et chuchota : on leur demande des cookies ?