LE VOL

« Ne répète à personne que je t’ai dit ça, mais parfois, j’envie les gens du milieu du XXIème… Quand il n’y avait presque plus d’insectes sur Terre, et surtout pas de foutues guêpes ! »
Sarah hocha la tête en souriant. 
« C’est sûr que les balades dans la nature devaient être plus sereines… 
- Et les pare-brises toujours propres, répliqua Djoëlle. 
- Il paraît. 
- Quelle idée, franchement… L’Australie ! 
- On peut toujours annuler, tu sais. J’ai entendu beaucoup de bien de la campagne anglaise…
- Oh ! Si on allait dans le nord de la Norvège. 
- Ravissant. Et frais ! Et pas d’insectes ! »
Les deux jeunes femmes échangèrent un sourire, Sarah sur le canapé de son appartement à Saint Ouen et Djoëlle depuis la maison de ses parents à Ivry. Le système de vidéo-conférence émit un petit blip : le signe qu’il ne lui restait plus que 15 minutes de crédit hebdomadaire. Redevenant sérieuse, elles effectuèrent une dernière check-list de leurs préparatifs : Vaccins OK, Visa OK, Eco-Crédits OK, CB internationale OK, Billets OK… 
Djoëlle soupira, partagée entre excitation et stress. 
« On dirait qu’on y est… Tu imagines ? On va prendre l’avion, meuf. L’AVION ! 
- Franchement, je crois que je réaliserai quand on y sera. Bon : on se retrouve après-demain à Orly, 10h. Tu n’oublies pas de mettre ton réveil, hein ? 
- Tu plaisantes, je ne sais même pas si je réussirai à dormir… 
- Et pas de lexo, ou bien tu ne te réveilleras même pas. 
- Pfff…
- Je t’embrasse. A très vite. 
- Bisous ! »
Elles raccrochèrent. Sarah éteignit l’écran de son téléphone et se leva en frissonnant. Il faisait si froid que ça ? Elle jeta un coup d’oeil au thermostat : 16°. Elle hésita un instant à augmenter le chauffage… Après tout, elle ne risquait pas d’utiliser tous ses crédit carbone cet hiver. Mais elle se ravisa : elle allait se coucher, de toute manière. Elle avait toujours été du genre frileuse heureuse : elle adorait se glisser en tremblotant sous une énorme couette, par exemple. Elle aurait adoré le nord de la Norvège, aucun doute… Sauf que voilà, Djoëlle aimait autant le soleil et la chaleur qu’elle la neige et le froid. 
Tout en se brossant les dents, elle jeta un coup d’oeil circulaire à son appartement. Son petit nid, comme elle l’appelait, même si elle doutait qu’un oiseau ait laissé un tel foutoir s’installer chez lui… Vu de l’extérieur, on aurait dit l’une de ces vieilles maisons en pierre de meule construites au XXème siècle et habitées par les familles de prolétaires. Mais si les propriétaires avaient tenu à en conserver l’apparence extérieure, tout le reste avait été entièrement rénové et mis aux dernières normes environnementales : une vraie bouillotte thermique, capable de conserver la moindre particule de chaleur pendant des plombes. La maison avait ensuite été divisée en trois unités de 35 mètres carré chacune, et Sarah occupait l’une d’elle depuis 3 ans. L’emplacement était idéal pour elle : moins de 20 minutes pour aller au boulot en vélo, 45 minutes max pour retrouver ses amis dans Paris. Et puis, il y avait l’environnement… D’un coté, le château de Saint Ouen et l’ancien parc des Docks qui avait été transformé en un jardin partagé 10 ans plus tôt ; de l’autre coté du bras de la Seine, l’île des Vannes avec son jardin des plantes et les Machines animales qui avaient débarqué de Nantes l’année précédente. Sa préférée : l’immense paresseux de bois et de rouages suspendu aux poutres métalliques qui soutenaient le toit de l’immense halle construite par le collectif. Et un peu plus loin, à 20mn en vélo vers le Nord-Est, dressant sa masse de béton couverte de plantes et de fleurs : le Stade. La première fois qu’elle en avait franchi l’enceinte et découvert le jardin qu’elle contenait, elle n’en avait pas cru ses yeux : il y a avait là plus de trois cent variétés d’arbres, de plantes et de fleurs - et beaucoup plus d’abeilles… Comment imaginer que vingt ans plus tôt, la même surface était utilisée pour organiser des matchs de foot ou de rugby sur une pelouse aussi belle que stérile ? A présent, les gradins accueillaient des bacs à légumes et les anciens vestiaires avaient été transformés en caves à champignon.
Tout en se glissant sous la couette, Sarah se demanda si on trouvait des champignons en Australie… Et des avocats ? Elle adorait ça mais le coût carbone d’un avocat en France était vraiment trop élevé… Ce serait super, si elle pouvait en manger plus là-bas… Genre, une fois par semaine… Hmmm… 
Et c’est en rêvant d’avocats bien murs gros comme le poing qu’elle s’endormit. 

Le lendemain, elle le savait, allait être une journée particulière : elle allait annoncer son départ à ses élèves. Elle aurait voulu le faire plus tôt, beaucoup plus tôt même, mais elle avait préféré attendre de connaître sa remplaçante. Elle avait rencontré une bonne dizaine de postulants avant, enfin, de trouver la perle rare - motivée, formée aux dernières méthodes éducatives et disponible pour un replacement d’une durée indéterminée. 
Elle enfourcha son vélo et partit en direction du collège Joliot Curie à Gennevilliers, là où elle enseignait depuis 3 ans. C’était un vieux machin à l’architecture désuète, avec une façade blanche couverte de carreaux en céramique bleus et oranges, le genre sur lequel était inscrit jadis « Ecole des Garçons » ou « Ecole des Filles ». 
La circulation était plutôt dense ce jour-ci et elle dut se concentrer pour ne pas percuter un vélo, une trottinette ou un roller. Sur sa droite, la Seine déroulait tranquillement son lacet vers-gris couvert de taches blanches et or - des mouettes. Sur sa gauche, séparée des trois voies lentes par un grillage, s’étendait la voie rapide : une bande d’asphalte réservée aux bus et aux véhicules d’urgence - ambulances, voitures de police et quelques rares ambassadeurs ou ministres ayant droit à une dérogation carbone… 
Juste avant d’entrer dans Villeneuve la Garenne, elle prit la sortie n°12 et s’enfonça dans Gennevilliers. La ville, comme beaucoup de celles de l’ancienne petite couronne, avaient connu mille vies au cours des deux derniers siècles : d’abord vaste maraicher nourrissant les bourgeois de Paris, elle était devenue un grand port marchand, puis un site industriel et automobile, enfin une zone de résidence pour les hordes de parisiens qui fuyaient les prix de l’immobilier intra-muros. Aujourd’hui, elle constituait avec Asnières le 27° arrondissement de la capitale et on y trouvait la plus grande réserve aquatique et aviaire d’Ile de France. Dommage que Jacques soit mort depuis si longtemps, il aurait enfin pu tenir promesse…
Arrivée devant le collège, elle gara son vélo, l’attacha (un nouveau verrou dernière génération en titane renforcé - certaines choses ne changeraient jamais) en priant de nouveau pour que l’école leur installe un local, puis se dirigea vers les grandes portes de verre. Il était 9h30, les enfants ne débarqueraient pas avant 20 minutes, elle avait le temps de se faire un thé ; elle en avait reçu un nouveau paquet la semaine dernière, en provenance directe de Marseille. Le coût carbone n’était pas anodin mais elle s’en fichait, c’était son petit plaisir à elle. Elle se demanda ce qu’en aurait pensé ses arrière grands parents… A leur époque, les gens se faisaient livrer tout et n’importe quoi d’à peu près n’importe où. Un sachet de sencha en provenance de Kyoto ? Allez ! Des chaussettes fabriquées au Pakistan ? Bingo, j’aime tellement ce personne de manga qu’ils ont dessiné dessus ! Et tiens, pourquoi pas un kilo d’avocat et deux de citrons verts en provenance d’Amérique du Sud… Ou alors, pour ceux qui en avaient les moyens, il était tout simplement possible d’aller en Amérique du Sud. Chérie, et si on partait deux semaines à Rio ? Et l’été prochain, on ira en Islande ! Et on louera un énorme 4x4 pour traverser ces terres sauvages et inexplorées ! 
Monde de dingue… Mais, elle devait bien l’admettre, un monde qui ne devait pas être toujours désagréable. On devait s’y sentir plus libre, sans doute. Enfin, encore une fois, à condition d’appartenir aux 5% les plus privilégiés. A condition, aussi, de ne pas penser au lendemain. Un peu comme une soirée coke, en fait : on rigole, on s’éclate et on en reprend en se disant qu’il faudra bien ralentir à un moment. A un moment. 
Tiens, la coke : encore un truc que ses arrière grands parents faisaient sans doute venir de l’autre coté de l’Atlantique. 
Assise sur un banc de la cour de récréation, son thé chaud entre les mains, elle écoutait les oiseaux siffloter. A certaines heures, ils faisaient tellement de bruit qu’on avait vraiment l’impression d’être à Rio, ou au milieu de la jungle. Elle avait lu qu’en 2030, on ne trouvait quasiment plus aucun moineau en France ; et pas plus de pinson ou de geais. Juste des pigeons aux têtes difformes et aux pattes coupées. Quand elle racontait ça à ses élèves, ils n’en croyaient pas leurs oreilles : comment ça pouvait exister, un monde sans oiseau ?
Plus tard au cours de leur scolarité, ils découvriraient tout de cet ancien monde si étrange, capable dans la même décade de soigner le SIDA et de donner naissance à de nouvelles formes de cancer si foudroyantes qu’elles emportaient en masse des gens de quarante, trente cinq et même trente ans. 

« OK, ça suffit… Les enfants, on s’assoit et on fait silence ! »
La quinzaine de monstres hirsutes qui lui tenaient lieu d’élèves obéirent à contre-coeur. Elle avait lu qu’au début du siècle, certaines classes dépassaient les trente enfants : elle se demandait comment les profs faisaient pour de ne pas devenir tous fous ou dépressifs. 
Elle les regarda à tour de rôle avec une pointe d’émotion. Merde, ils allaient lui manquer.
Se tournant le tableau où elle avait écrit en majuscules RÉVOLUTION CLIMATIQUE, elle reprit : « Ce matin, nous avons parlé de ce qui s’est produit avec les abeilles dans la première moitié du XXIème siècle et des mesures qui ont été prises pour les sauver. Est-ce qu’on est heureux que les abeilles soient encore parmi nous ? »
Un immense OUIIIIIII emplit la salle. 
« Je suis bien d’accord. Maintenant, nous allons parler d’un autre genre de bestiole qui vole, mais celle-ci est en métal et fait beaucoup plus de bruits… Les avions ». 
Leurs yeux écarquillés d’excitation la fixaient. Elle rigola intérieurement : les abeilles étaient sympa, évidemment, mais les avions… Beaucoup plus mystérieux. 
« Comme vous le savez, avant la Révolution Climatique, beaucoup de gens prenaient l’avion. Certains pour leur travail, d’autres simplement pour voyager et s’amuser. Et plus on était riche, plus on le prenait souvent. Il y avait des hommes et des femmes d’affaire qui le prenaient plusieurs fois par semaine pour aller de Paris à Londres, puis à Madrid, et même jusqu’à New York ou Tokyo. »
Elle adorait leur expression incrédule. Ils auraient eu la même si on leur avait annoncés que leurs ancêtres avaient trois bras et respiraient sous l’eau. 
« Evidemment, tous ces avions produisaient une quantité de carbone énorme dans l’atmosphère. Rien qu’un vol Paris-New York dégageait autant de carbone que ce qu’une personne aurait dû dégager en un an. 
- Mais madame !, s’exclama Elliya au premier rang. Comment ils faisaient alors avec leurs compte carbone ? 
- T’es bête, toi !, répliqua Tumas du fond de la classe. Ils en avaient pas, à l’époque !
- Effectivement, Tumas. Mais la prochaine fois, tu pourrais intervenir sans dire à ta camarade qu’elle est bête ? Et Elliya, merci d’avoir posé cette question, elle est très importante. C’était avant l’invention du compte personnel carbone. En fait, les Etats ont commencé à limiter l’usage de l’avion avant son invention. D’abord, ils ont augmenté le prix des vols : mais ce n’était pas très juste, puisque les riches continuaient de voler… »
Elle marqua une pause et ajouta avec un gloussement : « De voler dans les airs, je veux dire… » mais leurs expressions atones lui confirmèrent que sa blague avait fait choux blanc. 
« Alors, on décida de limiter le nombre de vols possible par mois. Et puis, par an. Et enfin, au moment de la Révolution, on décida qu’il ne serait plus possible de voler qu’une fois dans sa vie, et que ce vol serait gratuit. »
Elle marqua une pause, puis demanda : « Qui a déjà pris l’avion ? »
Quinze paires d’yeux curieux se tournèrent les uns vers les autres, cherchant une main levée. Mais non, personne n’avait encore profité de son ticket d’or, ce qui était plutôt logique : la plupart des parents attendaient que leurs enfants aient autour de 12 ans pour utiliser leur vol ; ils posaient 6 mois de congé sabbatique et partaient sur un autre continent. Enfin, ça, c’était quand ils ne l’avaient pas utilisé plus jeunes : certains partaient avec leurs meilleurs amis, d’autres avec ce qu’ils pensaient être l’amour de leur vie. Quelques-uns, enfin, partaient seuls. 
Elle doutait que les politiques de l’époque aient eu conscience de l’impact sociologique et psychologique de leur réforme : une seule occasion de traverser le monde, de respirer et de rire sous d’autres cieux… Avec qui voudriez-vous vivre ce moment ? Avec qui espérez-vous le vivre ? C’était plus fort que le mariage, plus impliquant même, d’une certaine manière, que d’avoir un enfant ! Les éditeurs de contenu ne s’y étaient pas trompés : livres, série, films… Les « One Life One Flight stories », wcomme on les appelait, étaient partout. Certaines romanesques, d’autres tragiques ; certaines inspirées de faits réels, d’autres complètement fantaisistes.
Elle regarda les enfants en hochant la tête et dit : « Personne, donc… mais ça arrivera forcément. Alors, il faut vous préparer ! »
Elle alla ouvrir le gros placard où elle planquait son matos pédalo et en extrada une immense carte qu’elle étala sur son bureau. 
« Maintenant, je vais vous donner un sticker chacun, sur lequel vous allez écrire votre prénom. Et vous allez le placer là où vous aimeriez aller, d’accord ? »
Ils se ruèrent sur le carte et commencèrent à débattre avec passion du MEILLEUR endroit où aller. Les choix les plus populaires étaient, logiquement, les plus éloignés : le Japon, la Nouvelle Zélande, le Canada, l’Argentine, l’Afrique du Sud… et l’Australie. 
Au bout de vingt minutes, elle alla accrocher carte et tickets au mur et les fit rasseoir. C’est alors qu’Elliya demanda : « Et vous, madame, vous avez déjà fait votre vol ? »
Elle secoua la tête en souriant. 
« Hé bien, non… Et je suis contente que tu me poses la question, car j’allais vous en parler. Vous savez que les vacances commencent demain. Mais lorsque vous reviendrez, dans deux semaines, je ne serai pas là : ce sera une remplaçante, une personne super que j’ai rencontrée, qui viendra donner cours à ma place. Parce que moi, j’aurai utilisé mon vol et je serai à l’autre bout du monde, en Australie. »
Alors, elle devait bien l’admettre, elle s’était attendue à un peu de déception ou de tristesse. Au moins un petit « oh non vous allez trop nous manquer ». Hé bien, rien du tout ! La seule chose qui les fit réagir, ce fut sa destination : l’Australie ! Elle allait voir des kangourous ! Et des koalas ! Et des lamas ! Ah non, ça, c’était ailleurs. Des panda ? Non plus. Mais des tonnes de serpents et d’araignées…. Brrrrr !!! Dix minutes plus tard, au terme d’un rapide tour d’horizons des espèces les plus mortelles de l’île-continent, c’est Tumas qui lui demanda :
« Et vous partez avec qui, madame ?
- Avec une… une très bonne amie. »
Brusque silence. Puis, dans une explosion enjouée qui frôlait l’hystérie : « ELLE A UNE AMOUREUSE, ELLE A UNE AMOUREUSE ELLE A UNE AMOUREUSE !!! »
Elle nia en bloc, hilare, mais rien n’y fit : c’était sûr, sûr de sûr, si elle partait avec une seule amie à son âge (canonique, à leurs yeux, pensez donc, elle avait presque trente ans), c’était forcément sa petite amie. 
Enfin, quand le brouhaha s’éteignit, quelques-uns pensèrent à lui dire qu’elle allait leur manquer -  et lui demandèrent quand elle reviendrait. 
« Je ne sais pas » leur répondit-elle, se retenant d’ajouter, car ils n’auraient pas compris, qu’elle aimerait ne jamais revenir. 


Elles avaient atterri la veille à Sydney, au terme d’un vol qu’elles avaient passé à regarder par le hublot. Bon, elles avaient surtout vu de l’eau, mais quand même… Elles n’en avaient jamais vu d’aussi haut. 
L’arrivée avait été incroyable. Ce qui les avait frappées en premier à leur sortie de l’avion - littéralement frappées - c’était la chaleur : plus de 30°, auxquels s’ajoutait une humidité infernale. Puis ç’avait été la traversée de la ville en bus : la végétation, les couleurs, les bruits…tout était tellement différent, tellement unique. Elles se serraient l’une contre contre, le visage tourné vers le vitre, en poussant des petits cris ridicules. Quelques rangs plus loin, un vieux couple les regardait avec amusement. Ils devaient avoir au moins 70 ans ; Sarah se demanda quelle était leur histoire, s’ils avaient attendu toute leur vie dans l’espoir de trouver la personne avec qui s’envoler… 
A présent, elle était assise à l’extrémité de la terrasse de leur logement, dont la pointe donnait sur le mer de Tasman. Le soleil était en train de sombrer - tout comme elle, d’ailleurs, son deuxième cocktail additionné au décalage horaire y avait pourvu. 
Elle entendit des bruits de pas et un sifflotement : Djoëlle qui revenait de la cuisine, un verre dans chaque main. Son amie s’assit à coté d’elle et poussa un soupir satisfait. Elle avait l’air un peu ailleurs ; Sarah en profita pour l’observer à la dérobée. Elle avait minci depuis quelque mois, mais en dehors de cela, c’était toujours la même meuf au crâne rasé et aux pommettes saillantes, au sourire tout en dents et aux mains immenses qu’elle avait rencontrée au collège. C’avait été le coup de foudre réciproque (même si Djoëlle l’avait toujours nié, affirmant qu’elle avait mis plusieurs mois à la supporter, sans parler de l’apprécier), et elles n’avaient jamais cessé d’être amies depuis, en dépit des déménagements et des autres rencontres qu’elles avaient pu faire, et de leurs transformations réciproques, la petite punk anar laissant la place à une prof des écoles tandis que la bûcheuse obsédée par les notes devenait journaliste. 
Djoëlle lui tendit son verre et but une gorgée du sien. Un essaim d’oiseaux fila devant eux en silence, disparut derrière la falaise. Sarah la regarda sortir de sa poche les flacons qu’elle transportait partout avec elle depuis le diagnostic, 1 an et demi plus tôt.
« Tu les as pris, aujourd’hui ? »
Djoëlle secoua la tête. 
« Ils me font me sentir tellement mal… et à quoi bon, maintenant ? Le seul cacheton que j’ai envie de gober pendant mes derniers mois, c’est un taz ! »
Sarah s’efforça de sourire en dépit de sa putain de gorge serrée et de cette impression qu’on lui écrasait la poitrine.
D’un geste sec, Djoëlle lança les flacons par dessus le rebord de la terrasse ; elles les regardèrent s’élever, plonger et disparaître pour de bon.
Elle posa sa tête sur l’épaule de Sarah. 
« Merci d’être venue avec moi. Vraiment. Je sais que t’aurais préféré la Norvège… »
Sans chercher davantage à sourire, Sarah la serra de toutes ses forces contre elle.