LE LIEN


Emmanuel m’a tout de suite fait penser à son homonyme de l’Elysée. Pourtant, il était plus grand, plus costaud, plus jeune aussi. Son nez était plus rond. Sa barbe de trois jours, sa veste de cuir et son jean trop serré n’avaient rien de présidentiel. Mais quand bien même, c’était flagrant, impossible de passer à coté. C’était, je le réalisai peu après, cet éclat dans le sourire. Tout en dents, à la fois assuré et détendu. Un sourire de vainqueur, celui d’un type à qui tout souriait et qui savait qu’il n’était pas là par hasard.

Je venais de m’asseoir à une table. J’avais conduit toute la journée, j’étais fatigué. Pas d’humeur loquace. J’étais venu boire un Perrier tranche, le temps de faire le point sur mes courses de la semaine. 

J’étais taxi. Taxi dans la Sarthe. Mon boulot consistait à accompagner les petits vieux et les petites vieilles de chez eux au CHU le plus proche. Ou plutôt, le moins éloigné. J’avais lu dans un bouquin que toutes les particules de l’univers s’écartaient les unes des autres depuis le big bang. Chaque jour, la terre s’éloignait un peu plus du soleil, le soleil de l’étoile la plus proche, la galaxie qui les renfermait elle et ses millions de semblables de la galaxie voisine, et ainsi de suite. Le processus était en principe invisible à l’oeil nu. Mais pas dans la Sarthe :  ici, on se rendait bien compte que tout se dilatait, s’écartait, s’éloignait à une vitesse exponentielle. La poste, l’école, les hôpitaux, les gares : une année en plus, un service public en moins. Pas assez rentables, pas assez efficaces pour ceux de la capitale. 

Les mêmes qui sautaient de joie à l’idée de faire passer aux 80 km/h ces beaufs avinés de la province. 

« Ils ont fait ce choix d’un mode de vie basé sur le tout voiture, avec ses avantages, à eux aussi d’en assumer les conséquences. »

Je repensai d’un coup à ce chroniqueur du matin, sur Inter. A son petit ton morgue, cette assurance de privilégié. J’étais tellement furieux que j’en avais fracassé ma radio - alors que j’y tenais, c’était celle de mon père. Il l’écoutait quand une rupture d’anévrisme l’avait cueilli, la veille de ses 48 ans. Il s’en était tiré avec une hémiplégie et des terreurs nocturnes qui lui faisaient se faire pipi dessus. J’avais refusé qu’on le place en maison. Pas question. Le hic, c’est qu’on n’avait pas les moyens de se payer une aide à domicile. Du coup, j’avais laissé tomber mes études à Rennes, en sociologie des organisations, pour m’occuper de lui. Troqué Bourdieu pour une vie de taxi à la campagne. 

Les meilleurs mois, je gagnais 1700 euros, juste au dessus du salaire médian. Sur ces 1700 euros, environ 30% partait en essence. Je ne touchais aucune aide. Une fois mon loyer et les factures payés, il me restait 450 euros en poche. Suffisamment pour manger et m’offrir un petit plaisir de temps en temps. 

Parfois, je me demandais comment j’aurais fait si mon père avait vécu. Le pauvre était mort quatre ans après mon retour. Depuis, je vivais seul dans une petite maison à la sortie de la Ferté. Une performance, quand on y songeait : être à la marge d’une ville à la marge d’un département à la marge d’une région à la marge d’un pays. A la marge du monde ? On y venait. Je louais à l’année. Devenir propriétaire, je savais que je n’en aurais jamais les moyens. Je partirai comme j’avais toujours vécu, en locataire. Un bel exemple de reproduction sociale, avec zéro ascenseur en vue. La France était devenue un centre de PMA géant dans lequel des premiers de cordée aux sourires brillants faisaient s’accoupler les prolo. 

A la télévision, Edouard Philippe -  ou était-ce une publicité Nike ? Je faisais de moins en moins la différence - expliquait que chacun pouvait réaliser ses rêves s’il le souhaitait vraiment. It’s up to you, me susurrait Edouard Nike. Tu pourrais faire partie des chanceux, à condition de vraiment le vouloir, de vraiment en vouloir au lieu d’en vouloir au monde entier. Trop facile de se plaindre tout le temps, de mettre ça sur le dos de la société et de ses injustices !

Je repoussai mon carnet de courses et fis signe au patron de m’apporter un autre Perrier.

Debout devant le comptoir, Emmanuel discutait avec Bruno, un habitué. Je tendis l’oreille. Il lui expliquait qu’il était de passage pour la nuit, qu’il arrivait de Paris. Il se déplaçait pour du business, il se rendait à un meeting au Mans. il n’avait pas encore loué de chambre, est-ce qu’il y avait un hôtel à coté ? Il commanda un troisième Ricard, puis lâcha comme si de rien n’était : 

« Bon, et cette histoire de 80 km/h… On en pense quoi, ici ? »

De battre, mon coeur s’arrêta un instant. 

Et si c’était lui ? Et si c’était enfin l’occasion ? 

Bruno répondit au type de Paris les conneries habituelles - que ça ne servait à rien, comme les radars d’ailleurs, qu’on n’était plus libre de rien faire, etc. J’avais l’impression d’écouter RMC, l’angoisse. Emmanuel sourit, rigola même un peu, fit semblant d’être d’accord. Bruno ne captait rien, mais moi, je voyais bien ce qui se passait dans sa tête, derrière ses beaux yeux verts sertis de lunettes à bord noir. Ce mépris bienveillant. Il était venu faire un tour au zoo et se réjouissait de nous observer dans notre habitait naturel. Sa question sur les 80km/h, c’était une cacahuète, un morceau de pain : il se foutait bien de ce que Bruno pensait, il voulait juste le voir faire son petit numéro de grand singe. 

Plus je le regardai, plus la ressemblance avec notre président s’accentuait. 

Je me demandai à quoi ressemblait son quotidien, là-haut. Ce qu’il faisait de ses soirées, de ses dimanches. Les filles qu’il fréquentait. Ce qu’il mangeait, s’il souffrait d’intolérances ou d’allergies alimentaires. 

J’espérais qu’il n’était pas claustrophobe. 

J’avais les mains moites, d’un coup, et le dos trempé. Je sortis, histoire de prendre l’air et fumer une clope. 

Le calme. Au dessus de ma tête, le néon du tabac. Sous mes pieds, les gros pavés à moitié déchaussés. Un papy au visage familier passa devant le bar en traînant son toutou récalcitrant, un bâtard qui ressemblait à un croisé cocker-épagneul. On s’étaient croisés en jaune, sur le rond-point à la sortie de la ville. Une semaine environ, jusqu’à la mi-mars. J’avais pas tenu plus. Question d’argent, mais pas seulement : je n’arrêtais pas de m’accrocher avec un fort en gueule qui voulait jouer au chef, et les autres avaient pris son parti. J’avais préféré lever l’ancre. 

J’allumai ma clope et jetai un coup d’oeil à ma montre. 21h10. Bon. 

Le bâtard avait disparu en compagnie de son papy. Je pensai au chien du voisin de Louis. J’espérais qu’il allait bien. C’était à son maître que j’aurais voulu couper les deux pattes arrières, pas à lui. Rien que de repenser à cette histoire, ça me nouait le ventre… Un hêtre magnifique, trente années de pousse. Un arbre planté par le père de Louis, juste après sa naissance, détruit en quelques coups de hache un après-midi, parce que des branches empiétaient sur son bout de jardin. Quand Louis m’avait raconté l’histoire, un dimanche au bord des larmes, j’avais senti un truc se retourner en moi. On aurait pu dénoncer son voisin à la mairie, bien sûr : il aurait écopé d’une amende de quelques centaines d’euros. C’était la loi. 

Mais est-ce que c’était équitable ?

Alors, une nuit, j’avais raccourci son chien, un bel épagneul breton avec lequel il partait à la chasse chaque week-end. Quand on côtoyait quotidiennement des infirmiers, il n’était pas très difficile de se procurer des anesthésiants. J’avais ramené la bête chez moi, sorti la scie et coupé deux pattes - pas plus. Je trouvais ça équitable : fini la chasse, mais il pourrait toujours se déplacer et jouer. Et qui sait ? Peut être que d’ici quelques années, un Elon Musk fan d’animaux inventerait des prothèses pour toutou. C’était tout ce que je lui souhaitais.

J’en avais perdu le sommeil pendant presque une semaine. Mais je ne regrettais rien. Cette affaire m’avait fait prendre conscience d’une chose importante : dans un monde fini, pour donner à quelqu’un, il fallait forcément prendre à quelqu’un d’autre. Peu importe que la transaction concerne des pommes, des euros ou de la joie : on prend, on donne. Ce n’était ni facile ni agréable, mais il fallait bien que quelqu’un s’y colle sérieusement. Avec détermination, de l’effort, des idées. 

Un plan. 

L’idée du plan, celui auquel je pensais depuis que manu avait mentionné les 80 km/h, debout devant le bar, m’était venue un mois plus tôt. 

Le calcul était facile : je parcourais en moyenne 450 km par jour, 6 jours par semaine, principalement sur des nationales et des départementales. Celles-là même qu’on allait réduire à quatre-vingts. Dix km/h en moins, c’était 40 minutes de plus derrière mon volant chaque jour, soit 280 minutes par semaine, c’est à dire 219 heures par an - l’équivalent de 9,13 jours. J’avais 29 ans et, à supposer que je parvienne à travailler jusqu’à ma retraite ou ma mort, disons à 70 ans, il me restait 41 années de taxi. 

41 x 9,13 = 374, 33. Cela équivalait à une année et 9,33 jours que je passerai en plus derrière mon volant, pour exactement la même rémunération. 

Naturellement, j’étais ravi que cette mesure permette d’éviter entre 200 et 400 morts par an. Mais pourquoi était-ce à moi de donner une année de ma vie ? Moi qui avais pris en tout et pour tout trois prunes dans toute mon existence de conducteur, et qui n’avais jamais eu un seul accident ? 

Avoir le choix. Assumer les conséquences. Mais quelqu’un d’autre, Edouard Nike ou un de ses conseillers, avait choisi pour moi. 

Ce n’était pas juste. Pas équitable. 

C’est pourquoi quelqu’un allait me rendre, très précisément, une année et 9,33 jours de sa vie. 

C’était mon plan et je l’aimais beaucoup. Même si je savais qu’il avait peu de chances de voir le jour. Un petit soldat d’Edouard, seul et facile à enlever… Ça ne courrait les rues de la Ferté. J’en avais passées, des soirées à poireauter en vain. 

Mais enfin, la chance me souriait. 

Je regardai à l’intérieur du bar. Emmanuel était toujours là, et il commençait à être bien éméché. Est-ce que ça lui donnait l’impression de s’encanailler ? Je l’imaginai en train de raconter à ses copains parisiens sa folle soirée dans un bouge de province. Il dirait sans doute un truc du genre :  Non mais ils étaient vraiment sympa, très accueillant. Le problème, c’est qu’ils n’ont pas de culture politique. Ils savent pas de quoi ils parlent, ils comprennent pas la complexité, les grands équilibres… 

Je finis ma clope et retournai à ma table, mi-excité mi-flippé. J’avais conscience de me préparer une année difficile, éprouvante même. Séquestrer une personne dans son sous-sol, une personne vivante qu’il allait falloir nourrir, laver, potentiellement soigner… Et le tout, en restant absolument anonyme : je ne pouvais pas prendre le risque qu’il me retrouve une fois libéré. A aucun moment, il ne devait me voir ou entendre ma voix. Il me restait tant de choses à mettre au point : installer une chatière sur la porte pour faire passer nourriture, vêtements et produits de ménage ; trouver une manière à la fois simple et anonyme de communiquer ; me procurer assez de valium, d’antidépresseurs et d’anxiolytiques pour le faire tenir un an…   

Je regardai une dernière fois en direction d’Emmanuel, qui souriait, rigolait, s’amusait.

Oui. Oh oui. 

Sortir du bar, monter dans ma voiture, attendre. 

Le suivre discrètement quand il quitterait à son tour le Petit Ferté. 

Utiliser la batte courte que je gardais toujours dans ma boîte à gant pour l’assommer.

Mais d’abord, pisser. 

Je me levai, direction les toilettes pour homme. Tout en me délestant de mon demi-litre d’eau naturellement pétillante, je songeai à la suite. A demain. A ce que j’allais ressentir, quand quelqu’un habiterait de nouveau au sous-sol. C’était là que mon père avait vécu ses derniers mois, après sa deuxième rupture d’anévrisme. J’en avais bavé, mais je refusais de le confier à un aide-soignant sous-payé et débordé qui aurait à peine le temps de lui changer sa couche - alors, bavarder ou jouer… On n’en parlait même pas. 

Il était mort un soir de juin, sur son lit, pendant que je lui faisais la lecture. 

Je fermai ma braguette et me lavai les mains. Evidemment, les premiers temps seraient durs. Il me traiterait de taré, m’insulterait sans comprendre. Comment pourrait-il ? On avait l’air de partager un pays, une langue, mais c’était que du bidon : ses véritables concitoyens habitaient Londres et New York, ils parlaient le même anglais branché et bouffaient dans les mêmes restau branchés dont mes enfants, si jamais j’en avais un jour, videraient les poubelles. Il ne servirait à rien que je tente de m’expliquer, pas au début, alors qu’il serait en plein choc.

Mais après ? Nous aurions plus d’un an pour apprendre à nous connaître. 

Je prendrais soin de lui. 

Je l’habillerais, le nourrirais, le soignerais. 

Je l’aiderais à diminuer sa consommation d’alcool, lui parlerais de Bourdieu et Durkheim. On finirait forcément par tisser des liens, par mieux se comprendre. Parce que c’était ça, le vrai problème de notre époque : les gens ne prenaient plus la peine de s’écouter, de s’entendre. On ne prenait plus assez soin des autres des autres. 



De retour des toilettes, il ne me fallut que quelques secondes pour comprendre que quelque chose clochait. Tous les occupants du bar fixaient la TV dont le patron avait monté le son. A l’écran, Edouard répondait aux questions d’un journaliste. 

« En aucun cas le gouvernement ne recule. Le gouvernement écoute. Nous écoutons, en particulier, la colère des moins favorisés de nos citoyens. Leur incompréhension. Je suis à titre personnel toujours convaincu de la pertinence et de l’importance de cette réforme. Mais je suis aussi sensible à la demande d’écoute qui s’est exprimée ces derniers mois dans les territoires. C’est pourquoi, en accord avec le Président de la République, je proposerai demain un amendement au projet de loi sur les 80km/h permettant aux présidents de conseil départemental de prendre leurs responsabilités et, s’ils le souhaitent, conserver la limite actuelle de 90km/h… »

Il régnait dans le bar un mélange de liesse et d’hilarité. Bruno commanda une tournée générale. Moi, je regardais fixement la télé., la tête vide. 

Emmanuel se trouvait juste devant moi. Il se retourna, me salua. D’aussi près, il ressemblait beaucoup moins à son homonyme. 

« Bonne nouvelle, non ? », il me lança. 

 Je ne répondis pas. A quoi bon ? Plus rien ne nous reliait. Il allait rentrer à Paris, pendant que je resterai seul à la Ferté-Bernard.