CROSSVERSE
“Timothée, j’ai dit non…
- Mais maman a dit qu’elle voulait bien ! Elle l’a dit !
- Hé bien, pas moi.
- Mais…
- NON, NON ET NON ! POUR LA DERNIÈRE FOIS, JE NE T’ACHÈTERAI PAS CE FOUTU PASS !”
Adèle regretta aussitôt d’avoir élevé la voix. D’abord parce que ce type de comportement constituait l’antithèse de toutes les valeurs éducatives auxquelles elle souscrivait ; et aussi un peu parce que Hissa allait lui passer un savon une fois de retour à la maison.
Tim avait tourné le dos et gagné le rayon des BD, se drapant dans la dignité froissée de celui qui sait qu’il a raison. On lui avait fait une promesse, après tout. Et pas n’importe laquelle : on lui avait promis une messe, l’absolution, un voyage au Vatican et pourquoi pas la chance de gagner une relique NFT.
Elle jura intérieurement, vouant le bon dieu et toute sa clique de tordus névrosés aux gémonies, et contourna la tête de gondole consacrée aux huiles d’olive extra-vierge importées de Dordogne (la production y avait triplé de volume avec la hausse des températures) pour se rendre dans la section Culture. Respire, pensa-t-elle, détends toi. On est vendredi, le boulot est fini, tu es en WE. Trouve les bouquins dont a besoin Hissa et rentre profiter du soleil. Elle se voyait déjà installée dans leur jardin, à l’ombre du saule pleureur, pas très loin de la mare envahie par les jonquilles et les algues vertes, un grand verre de thé glacé à la main. Voilà. Elle se sentait déjà mieux.
C’était la première fois qu’elle visitait le nouvel Amazon Center de la Ferté Bernard, qui avait ouvert après le rachat de CLI (Carrefour-Leclerc-Intermarché) par le géant étasunien. Elle ne portait pas Amazon dans son cœur, c’était le moins qu’on puisse dire. Mais elle devait bien admettre qu’ils savaient y faire : le centre commercial rutilait de modernité tranquille, avec ses immenses linéaires blancs emplis de produits alimentaires et culturels entrecoupés d’oasis équipés de transat ; la température était parfaite, la musique insipide mais pas désagréable et une subtile odeur de lilas flottait dans l’air. Tous les 10 mètres, vous étiez assuré de croiser un employé en uniforme étincelant et au sourire ravi, dont la principale fonction consistait à vous dire bonjour et vous orienter vers le terminal digital le plus proche en cas de question. “Human-empowered digital experience”, c’était comme ça que les branleurs de McKinsey appelaient ce type de dispositif dans leurs recos au gouvernement. Elle était bien placée pour le savoir, elle y avait bossé pendant 2 ans.
Elle arriva à la section Culture. Ignorant les écrans 8K affichant la couverture du dernier Musso (quel âge pouvait-il bien avoir ?), elle se dirigea vers la section Développement Personnel… et tomba nez à nez avec le Pape. Souriant, altier, insupportablement séduisant dans son nouvel habit de lumière designé par Jaden Smith, l’hologramme taille réelle d’Antony Ier lui faisait incontestablement du gringue. Derrière lui se dressait une montagne de Bibles aux épaisses couvertures de cuir vegan - ainsi que l’édition BELIEVER, un best of des meilleurs passages choisis lors d’une vaste campagne de financement participatif l’année précédente. Adèle aurait préféré ne même pas connaître l’existence d’une telle opération, mais elle n’avait pas eu le choix : Tim avait insisté pour participer. Le mioche touchait 15 Ne-euros d’argent de poche par mois, et il ne trouvait rien de mieux que de les donner à l’Eglise. C’avait été la cause de leur première engueulade sur le sujet, avec Hissa : cette dernière soutenait que leur devoir, en tant que parents, était d’accompagner leur fils dans ses choix, pas de les censurer. Adèle avait répliqué qu’il s’agissait moins de censure que de bon sens et d’hygiène : il n’avait que 11 ans. Elle aurait tout aussi bien refusé qu’il se roule un pétard ou se fasse une trace.
Elle saisit l’un des bouquins et le feuilletta en soupirant : les descriptions étaient nulles, les personnages sans intérêt, les intrigues mal fichues… mais voilà, la promesse était imparable - le bonheur, comme Coca, en version éternelle. Et ayant fait une école de communication, elle savait qu’une bonne promesse faisait la différence entre un produit apprécié et un produit adoré, entre une marque qu’on oublie et une love brand. Et puis, il fallait bien lui rendre ça, l’Eglise avait su comme aucune autre religion changer avec la société : le successeur de François Ier, Jean paul III, avait été le premier prélat à lancer sa chaîne Tik Tok. Puis, inspiré par le succès incroyable des app d’astrologie auprès des moins de 20 ans, il avait annoncé le développement de l’app officielle de la foi catholique : CROSS. Naturellement, les plus conservateurs des fidèles et des prêtres avaient crié au scandale, on avait frôlé le schisme. Mais deux éléments avaient permis à Jean Paul de remporter cette bataille : primo, il s’était révélé aussi conservateur sur les questions éthiques que progressiste en matière de technologie. L’homosexualité ? Un péché qui commandait notre bienveillance. La trans-identité ? Une maladie qu’il fallait, là encore, accepter et accompagner. Deuxio, son business plan était béton : en moins de six mois, CROSS permit grâce à ses achats in-app d’augmenter de 15% les ressources de l’Eglise. Au bout de deux ans, les coffres papaux débordaient de Dollars et de crypto-monnaies. Sermons personnalisés, visites 3D du Vatican, retransmission des messes romaines, filtres dernière génération pour personnaliser ses avatars… Et cerise sur la gâteau divin, 5% de tous les revenus de l’app étaient reversés à une association luttant contre la pédophilie. Et comme JP3 avait la main sur le coeur, l’argent ruissella en abondance des ors du Saint Siège jusqu’aux diocèses du monde entier. Peu à peu, les plaintes cessèrent, y compris dans les congrégations les plus conservatrices d’Amérique latine.
Aujourd’hui encore, CROSS était utilisée par des centaines de millions de fidèles - enfin, surtout par les fidèles de plus de 30 ans, ceux pour qui la notion d’app n’était pas complètement ringarde. Les plus jeunes, eux, ne juraient plus que par le CROSSVERSE.
Une icône en forme d’onde accompagnée du portrait d’Hissa s’afficha sur les lunettes augmentées d’Adèle. D’un infime mouvement de tête, elle accepta l’appel. Le visage de sa chère et tendre envahit son verre droit.
“Comment ça se passe ? Vous rentrez bientôt ?”
Hissa était assise sous le saule pleureur, un verre de bière au gingembre à la main, un sourire amusé aux lèvres.
“ Je te maudis.
- Moi ? Qu’est-ce que j’ai fait ?
- D’après toi, petit rigolote ? Tu m’as piégé… Cela fait 30 minutes qu’il me supplie d’honorer la promesse que TU lui as faites. D’ailleurs, on pourra en parler ? Je pensais que ce genre de décisions parentales se prenait à deux…
- Décisions parentales, comme tu y vas ! C’est un pass mensuel, Adèle. Sans engagement. Il va trouver ça rigolo pendant deux semaines, puis il passera à autre chose.
- Hmm hmm. Et supposons qu’il ne passe pas à autre chose ?
- Hé bien… J’imagine que ce sera son choix. Quoi, tu veux l’obliger à devenir athée ? L’obliger à ne pas croire ? Bonne chance…
- Arrête de me troller !
- Laisse le acheter ce foutu pass, mon coeur. Je vais te dire un secret : plus tu le lui interdiras, plus il en aura envie.
- Mouais… Bon, à tout à l’heure. Bisous.”
Elle raccrocha. Hissa avait raison, évidemment. En outre, ce pass, il allait le payer de sa poche : à 7,90 Ne-euros par mois, cela représentait plus de la moitié de son argent de poche. On verrait combien de temps il tiendrait.
Elle jeta un regard courroucé à l'hologramme d’Antony Ier - le successeur de JP3, entré en fonction après la démission de celui-ci et son embauche par Musk comme PDG de SpaceX (“Il y a plus d’un ciel, et j’aimerais tous les visiter” avait déclaré le nouvellement ex-prêlat lors de sa conférence de presse). Antony, qui avait seulement 45 ans et des faux airs de Jude Law, avait apporté une toute nouvelle dimension à l'Église : on se souvenait avec émoi de sa première apparition au MET Gala aux côtés de Zendaya et ses deux enfants - lesquels venaient de faire leur entrée dans le MEU (Marvel Extended Universe). Le nouveau pape comprenait que le premier atout de l’Eglise en tant qu’entreprise à but lucratif n’était ni son réseau de lieux de culte, ni son personnel : c’était sa marque. Et cette marque était comme toutes les autres vouée à envahir l’espace digital - ou à disparaître. Et c’est ainsi qu’avait été lancé le CROSSVERSE, le seul metaverse officiel dédié à la Foi du Christ. Une fois son abonnement activé, le fidèle accédait à une multitude de lieux : de la reproduction à l’identique du Vatican et de son musée jusqu’à des mini-mondes recréant des passages fameux de la Bible, en passant par un Open World dont l’objectif était de bâtir ensemble un monde de paix et de félicité (et de participer au denier digital). Mais le clou du spectacle, c’était la Meta-Basilique de Saint Pierre, une version augmentée de l’édifice romain : des millions de fidèles y assistaient chaque dimanche à la plus grande messe de tous les temps, administrée live par le véritable Antony Ier (où, comme le suspectait Adèle, par un pauvre stagiaire sous-payé chargé de l’incarner).
Les autres religions pouvaient bien pousser des cris d’orfraie : face aux vitraux pyrotechniques et aux célébrations augmentées du pape, leurs imams, leurs rabbins et leurs pasteurs semblaient bien peu inspirés.
Adèle se pencha à l’oreille de l’apparition de lumière pour y murmurer le juron le plus vulgaire de son répertoire. Puis, traînant des pieds, résignée mais pas convaincue, elle partit en quête de Tim et de la section VR.
La section VR du Amazon Center se composait d’un immense linéaire de casques pour toutes les bourses, du dernier modèle LVMH au pauvre Oculus V d’entrée de gamme, devant lequel était s’étendaient cinq zones de test, chacune délimitée par un tracé de 6 mètres de diamètre. Un autre meublé commercial contenait les éditions collector des Pass. Tim se précipita vers une boîte blanche et or ornée d’un logo en forme de croix.
“Et il y a quoi, dans la boîte ?” demanda Adèle d’une voix d'outre tombe. “T’en as vraiment besoin ? Parce que sinon, tu pourrais juste l’acheter online, ton pass…”
Tim la foudroya du regard - elle pouvait presque entendre les hordes de croyants à peine pubères hurler à son intention “PAÏENNE !! HÉRÉTIQUE !! BOOMER !!”.
“C’est une reproduction de la férule papale, réplique la gamin.
- Férule ?”
Nouveau regard consterné.
“Son bâton.
- Ahhh… Et il a quoi de spécial ? Il donne un bonus en charisme ? Il transforme l’eau en vin ? Il multiplie les pommes du jardin d’Eden ?”
Cette fois, il ne prit même pas la peine de répondre. Abandonnant pour de bon toute velléité de confrontation, Adèle tendit la main.
“Allez, donne moi ça. On paye et on rentre.”
Alors qu’elle cherchait le terminal de paiement le plus proche, son regard tomba sur une autre boîte collector, pas très loin de celle de CROSSVERSE. Mais cette boîte était rouge et noire et, en guise de croix, affichait un aleph en relief - le symbole lui rappelait quelque chose. Elle attrapa la box et commença à lire le texte au dos.
Une conseillères Amazon désoeuvrée s’approcha, une expression d’enthousiasme juvénile sur le visage.
“The Endless Ring !”
Adèle lui jeta un regard amusé.
“C’est ce que je lis. Mais ça ne me dit pas ce que c’est ?
- Oh, pardon… C’est le dernier jeu de From Square Software : une merveille, la crème de la crème en matière d’expérience immersive… Les graphismes sont incroyables et le monde stupéfiant. Ils ont réussi à reproduire toute la sauvagerie et le chaos d’un univers médiéval-fantastique gothique, sans tomber dans ses travers, avec une finesse qui…
- D’accord, d’accord…”, l’interrompit Adèle en se retenant de rire. “Et ce gros logo rouge, il veut dire quoi ? C’est interdit aux moins de 16 ans ?
- Oui. Entre nous, c’est n’importe quoi… Le jeu n’est pas si violent, mais disons qu’il n’est pas très… respectueux. Et avec toute la pression des lobby politico-religieux que les éditeurs subissent…”
Elle s’interrompit avec gêne en réalisant qu’elle sortait allégrement du devoir de réserve promu par le règlement intérieur de son employeur, mais Adèle lui adressa un sourire complice.
“ Et des gamins n’essaient pas de l’acheter en douce ? En utilisant le lydia d’un grand frère, ce genre de truc…
- Bien sûr que si ! Je ne devrais pas le dire, mais même moi, j’ai un cousin de 14 ans qui rêvait d’y jouer…
- Je suis sûre qu’il vous adore !
- Il m’adule, oui. Vous êtes joueuse ? Ou bien, c’est pour votre fils ?
- Je jouais avant… Ça fait longtemps…” Elle s’interrompit, songeuse, et puis reprit d’un coup en souriant. “Mais vous savez quoi ? Vous me donnez envie de m’y remettre !
- Ca me fait plaisir ! Vous ne serez pas déçue, vraiment. Et en plus, avec cette édition collector, vous repartez avec le Livre Noir d’Elden, un livre illustré des prophéties et légendes du monde du jeu. C’est un peu un genre de Bible… dans un autre style.”
Le sourire d’Adèle s’élargit encore.
Cinq minutes plus tard, alors qu’ils quittaient le Amazon Center, elle tendit la boîte blanche et dorée à Tim. Après l’avoir remerciée d’un câlin qui lui fit presque aimer le pape, le gamin posa un regard curieux sur la boîte rouge et noire.
“C’est quoi ??
- Un jeu.
- Ah ouais ? Ca parle de quoi ?
- Hmmm… C’est une histoire de guerriers, avec des dragons et des démons. Mais un peu mystique, assez sombre.
- Je pourrai l’essayer ?
- Ah non, mon chéri… Je suis désolée, mais c’est pour les grands.
- Pfff…
- Mais toi, tu as ton pass pour le Crossverse. Tu n’es pas content ?”
Il fit la moue, et puis hocha la tête : bien sûr que si, il l’était. Adèle lui ébouriffa les cheveux, suscitant aussitôt un soupir exaspéré. Elle, en tout vas, se sentait très contente. Cela prendrait du temps, mais elle en était certaine : le ver était dans le fruit.