ATTENDS-MOI


Les mains plantées dans les poches de sa doudoune, Nicolas attendait. 
Il avait l’impression d’avoir fait ça toute sa vie : attendre. Attendre que la semaine s’achève, attendre que le mois se termine, attendre qu’une année de plus tire sa révérence, attendre de grandir, attendre de se barrer. 
Attendre, attendre, attendre. 
Attendre Vincent. 
Il jeta un coup d’oeil à sa Swatch - un cadeau de son père, celle avec le cadran rotatif et le fond fluo qu’il adorait. Et merde. Presque 8h15, et la cloche sonnait à 25. Il allait vraiment être à la bourre. 
Le ventre noué, il scruta une fois de plus la cour du 18 rue Joliot Curie, de l’autre coté de la grille. Quelqu’un arrivait… Mais non, ce n’était pas lui, un autre garçon de leur lycée qu’il ne connaissait pas. Nicolas se détourna et fit quelques pas vers la droite d’une démarche gauche, l’air de s’en aller. Ses yeux se mirent à le brûler, comme toujours. Il détestait qu’on le voit attendre. Chaque fois que ça arrivait, il ressentait le besoin incontrôlable de se justifier : mon ami est en train de descendre, il est en retard parce que sa mère lui prend la tête, vous voyez. 
Sa montre pesait autant que l’anneau unique, à présent. Et comme Frodon, il ne pouvait s’empêcher de la regarder constamment. 
8h16. 8h17. 8h18. 
8h20. 
Il se mit en route à contre-coeur, pressant le pas le long de la rue étroite bordée d’arbres. Sa rue - et celle de Vincent aussi, ils habitaient à trente numéros d’écart. Ils faisaient le chemin ensemble - enfin, quand ils commençaient à la même heure. C’était leur rituel, depuis le collège.
Alors qu’il traversait le boulevard Gabriel Péri, slalomant entre les voitures à l’arrêt et les flous feux rouges, le crachin se transforma brutalement en averse. Il lâcha un juron, dépité. Le froid, la nuit, et maintenant ça : il détestait le mois de janvier. Le seul truc qui le mettait de bonne humeur, c’était de savoir que les vacances d’hiver approchaient. Ils avaient prévu de partir avec Vincent et Adil, comme l’année dernière - sans Tom. Ce serait cool, vraiment cool. 
Il franchit les grilles du lycée pile au moment où la cloche sonnait. Le monstre de béton se dressait devant lui, aussi écrasant que lors de leur première rencontre. Il n’aimait pas cet endroit, tellement plus grand et compliqué que son collège. Menaçant, aussi. Ses couloirs, ses profs, ses élèves… Et puis, il trouvait qu’il y avait quelque chose de profondément injuste dans le passage de la troisième à la seconde : après avoir mis des années à gravir l’échelle sociale, voilà qu’il retombait tout en bas. De nouveau le plus petit, de nouveau paumé, exactement comme lorsqu’il avait dû quitter l’école primaire pour entrer au collège. Pire, même. 
Il traversa la cour aux murs couleur mollard, ignorant le pion qui l’engueulait, entra dans le préau qui sentait le chien mouillé et grimpa deux par deux les marches du monumental escalier de pierre. Voyons : cours de math, il devait être en 3B… Là. 
Le prof s’apprêtait à fermer la porte vert pomme - qui choisissait des couleurs aussi moches ? 
« Vous êtes juste, juste, monsieur Pennec. »
Nicolas marmonna un « désolé » et s’installa là où il restait des places, au premier rang, près des fenêtres. 
Le cours commença. Il avait beau s’efforcer d’écouter, son esprit s’obstinait à battre la campagne. Le menton calé dans la paume de sa main droite, le regard braqué sur les toits des maisons ouvrières qui bordaient le lycée, il pensait à l’après. Après ce cours. Après cette journée. Après cette semaine, et la suivante, jusqu’aux vacances. 
« Nicolas ? Je vous ennuie, peut-être ? »
C’était le prof, évidemment. Il se tenait bien droit devant son pupitre, un petit sourire aux lèvres. Nicolas bafouilla des excuses, les joues cramoisies. Il abandonna les toits et se pencha sur sa feuille, se forçant à prendre des notes. 
Dans son dos, les autres élèves chuchotaient, rigolaient, se passaient des mots. Personne ne lui parlait : cela ne le dérangeait pas. Du moins, personne ne l’emmerdait. Il avait bien sympathisé avec deux ou trois garçons, mais sans plus… Il avait du mal à aller vers les gens. Et puis, la plus grande partie des autres élèves se connaissait depuis la 3ème, ils restaient entre eux… Il ne comprenait pas pourquoi on ne laissait pas les élèves choisir leur classe. Cela lui aurait évité de se retrouver en seconde 7 pendant qu’Adil et Vincent atterrissaient dans la 3. 
Avec Tom. 
Le temps se traînait, interminable. Il lâcha son stylo et se mit de nouveau à rêvasser. Quand la cloche sonna enfin, il jeta ses affaires dans son sac à dos et se précipita au dehors, direction la cour. La récréation durait à peine un quart d’heure : hors de question d’en perdre un instant.
Il trouva Vincent assis sur l’un des bancs en pierre dans un coin de la cour, en train de discuter avec Adil et Tom. Nicolas posa son sac à coté des leurs et se laissa tomber dessus. 
« Ca va ? lança-t-il à la cantonade. Vous avez passé un bon WE ? »
Vincent haussa les épaules en souriant. C’était un geste qui le résumait presque entièrement  : hausser les épaules en souriant, l’air de se foutre de tout. Les filles adoraient. Ça, et ses cheveux blonds mi-longs, ses baggy et les pin’s garage qui constellaient son sac. La mère de Nicolas disait qu’il se donnait un style, que c’était artificiel, mais Nicolas aurait bien aimé être aussi artificiel. 
Il croisa le regard de Tom et grimaça un sourire. L’autre ne le calcula même pas. Comme toujours. Dès leur première rencontre, Nicolas en était convaincu, il l’avait classé dans la catégorie « tocard ». Pas assez sportif, pas assez populaire, pas assez cool. Tom faisait du skate et du basket, Tom faisait pousser sa propre beuh, Tom avait baisé pour la première fois en quatrième… 
Tom était une putain de sangsue. 
« Et toi, ton WE ? » lui demanda Adil. « T’es allé voir quoi, finalement ? 
- Braveheart ! C’était dingue ! Complètement sauvage. Y’a une scène où… »
Avec Adil et Vincent, ils s’étaient rencontrés au collège, en quatrième. Trois fans de films de SF et de jeux vidéos… Ils étaient vite devenus super proches : impossible de les séparer en cours et ils passaient aussi leurs fins d’après midi ensemble, à bosser leurs exo en retard, à jouer à Toshinden ou à Ridge Racer. Parfois, Nico persuadait sa mère de les laisser rester dîner. Mais le mieux, c’était quand son père les emmenait dans leur maison de famille à la plage, en Normandie : ils se goinfraient de burgers et de pizza puis parlaient pendant des heures des films qu’ils avaient vus et des jeux qu’ils voulaient acheter jusqu’à s’endormir épuisés à 4 ou 5h du matin. C’était aussi là qu’ils avaient pour la première fois, en douce, picolé… une bouteille de vin rouge que Vincent avait apportée. 
Il aimait beaucoup Adil, mais c’était de Vincent qu’il se sentait le plus proche. Il l’avait toujours trouvé génial. Sans doute qu’il l’admirait un peu. Au collège, c’était lui que venaient chercher les petits qui se faisaient emmerder : Vincent arrivait, essayait de discuter et si ça ne marchait pas… Il cognait. C’est comme ça qu’ils s’étaient rencontrés : Vincent avait fait détaler une bande qui, énervés par son look d’intello, avait décidé de lui piquer son argent de poche. 
C’était la première fois que quelqu’un prenait sa défense.
Depuis cette époque, Nicolas l’avait toujours considéré comme son meilleur ami. Parfois, il lui prenait l’envie de le prendre dans ses bras et de lui dire combien il l’aimait – mais il ne le faisait jamais, ça aurait été chelou entre potes. 
Il se rapprocha un peu, s’efforçant d’avoir l’air cool, lui demanda :
« Au fait, je suis passé en bas de chez toi, ce matin… T’étais pas là ?
- Hein ? » Vincent le regarda, perplexe. « Ah ouais, non. J’ai passé la soirée chez Tom.
- Oh. Ok.»
C’est bien ce qu’il pensait : il avait oublié. Pas grave. Vraiment. 
La cloche sonna. Tandis qu’ils ramassaient leurs affaires et se dirigeaient vers leurs classes respectives, Nicolas se glissa à coté de son ami et lui demanda :  
« Prêt pour les vacances ?  
- Carrément, mec, carrément. 
- Pareil ! Je t’ai pas dit… Mes vieux vont m’offrir la PS pour Noël !
- La PS ? C’est cool, ça. T’as de la chance.
- On a de la chance, ouais. On l’emmènera là-bas ! »
Vincent lui lança un drôle de regard vide et, pendant un court instant, Nicolas crut qu’il allait lui annoncer que c’était annulé. Qu’il ne pourrait pas venir. 
« Ouais. Ouais, carrément » finit-il par lâcher, et Nicolas soupira intérieurement. « Je te laisse, je vais être à la bourre.  
- Ca marche. On se capte ce midi ? Et pour ce soir, c’est toujours ok ? »
Il était déjà parti, agitant la main dans sa direction. Nicolas le regarda gravir les escaliers quatre par quatre, un pincement bizarre au niveau de la poitrine.
Bah ! il devait être de mauvaise humeur, ou penser à autre chose.
Tout en regagnant sa classe, il passa en revue tout ce qu’ils allaient faire ensemble pendant ces vacances d’hiver : jouer à la console, faire des parties de Magic, parler pendant des heures, picoler, se balader dans la forêt… Le temps d’arriver en cours, le pincement avait disparu.

Nicolas attendait devant le lycée qu’Adil et Vincent sortent à leur tour. 
Les derniers élèves se glissèrent hors de l’enceinte. Le pion tira les grilles. 
C’est pas grave, pensa-t-il en refoulant un début d’inquiétude, on se retrouvera directement chez moi. Ses parents s’absentaient pendant deux jours ; il avait réussi à les convaincre qu’il était assez grand pour s’occuper de lui-même. Et comme à leur habitude, ils lui avaient laissé beaucoup plus d’argent que nécessaire - largement de quoi payer à ses amis pizza et tise. 
Il se mit en marche, à pas rapides, jetant régulièrement des coups d’œil à droite et à gauche. Il n’aimait pas rentrer seul, surtout le soir. Il avait essayé différents itinéraires, avant d’opter pour celui qui offrait le meilleur compromis entre rapidité et tranquillité : il évitait de prendre la rue André Karman, il y avait souvent des groupes ; par Charron, c’était un peu plus long - le chemin lui prenait exactement 18 minutes - mais plus calme.
Il se trouvait à mi-chemin quand une voix s’éleva dans son dos. Une voix de mec, une voix qu’il ne connaissait pas. Il pressa le pas en serrant les poings dans ses poches. 
« Hé ! Hé, reste là ! »
Il envisagea brièvement de se mettre à courir mais écarta aussitôt l’idée - l’autre n’aurait aucune difficulté à le rattraper. Et alors…
Nicolas ralentit lentement et s’arrêta, le cœur battant, la tête brûlante, le regard voilé. Ses aisselles étaient trempées, ses jambes tremblantes. Les bruits de pas dans son dos se rapprochèrent. Il se retourna lentement, les poings crispés. Ou plutôt, des paquets de doigts. Un poing, ça cognait, ça enfonçait, ça s’imposait : il avait l’impression que tout le monde à son âge en avait, sauf lui, et il n’avait pas encore trouvé comment s’en faire pousser. 
« Je voulais te remercier pour la dernière fois… » lui lança Franck avec un large sourire. 
Le soulagement lui tomba dessus comme un marteau, lui coupant le souffle. Il serra mollement la main tendue. 
« Ca m’a bien dépanné, franchement. Très sympa de ta part, hein.»
Nicolas secoua la tête. C’était bien Franck, avec sa parka Chevignon et son air rigolard, son mètre 90 et ses épaules de camionneur. Il l’avait rencontré un mois plus tôt, un soir, alors qu’il rentrait chez lui. Une bande de mecs avait commencé à l’emmerder. Nicolas s’était résigné à tout leur donner quand Franck était arrivé et avait commencé à les insulter et leur distribuer des claques. Il les avait même forcés à lui présenter des excuses. A lui.
Depuis, il leur arrivait de se croiser à proximité du lycée. Franck s’en était fait renvoyer l’année précédente, mais il traînait souvent autour avec ses potes. La semaine dernière, il avait avoué à Nicolas qu’il était un peu sec et qu’il aurait bien eu besoin d’emprunter 300 ou 350 Francs à quelqu’un. 
Nicolas avait mis de l’argent de coté durant l’été. Il lui avait donné 400 Francs, et de bon cœur. 
« C’est pas grand chose, franchement.  
-Ah ouais ? T’es vraiment sympa, toi… » Il passa l’un de ses bras immenses autour de ses épaules. « Mais t’inquiète, dès que je peux, je te rembourse. » Il pointa du doigt la montre Swatch à son poignet. « Personne essaie plus de te la piquer, je parie ? Les gens savent que tu me connais, maintenant. T’es tranquille. »
Nicolas acquiesça, souriant avec un mélange de reconnaissance et de gêne.
Franck lui donna une accolade
« Faut que j’y aille. A plus. »
Il rejoignit une silhouette en Adidas qui attendait au coin de la rue. Un des potes de Franck, ils traînaient souvent ensemble. 
Il se remit en route. Dix minutes plus tard, il était chez lui. Il jeta son sac à dos dans un coin de sa chambre et se précipita sur le téléphone qu’il avait convaincu sa mère de lui installer. Il appela chez Vincent. Personne. Il ré-essaya : sa mère décrocha. Non, il n’était pas encore rentré… Il la remercia et appela Adil. Personne. Qu’est-ce que ça voulait dire ? Le ventre noué, il se demanda ce qu’il valait mieux faire : attendre ici qu’ils arrivent ou bien aller les chercher ? Mais où ? Il hésitait encore quand l’interphone sonna. Soulagé, il appuya sur le bouton ouverture et attendit devant la porte, essayant de se composer une attitude, de ne pas avoir l’air trop content. Les mecs l’avaient quand même planté devant le lycée, ça ne se faisait pas. Mais bon. Ils étaient là, et c’était l’essentiel. 
La porte de l’ascenseur s’ouvrit. Adil s’avança tout sourire pour le checker. 
« Ca va, mon pote ? Tu nous a pas attendus tout à l’heure, j’espère ?
- Si… Enfin, un peu.
- Ah merde, désolé… J’avais dit à Vincent que tu finissais en même temps que nous. Mais bon, ils étaient speed les deux, ils voulaient passer chez Tom. A mon avis, faut pas trop compter sur lui, ils doivent être en train de bedave… » Nicolas hocha la tête, la bouche soudainement sèche. Adil poursuivit avec entrain : « On les commande, ces pizzas ? » 


Nicolas attendait devant le ciné en compagnie d’Adil. Il parlait d’un jeu sur playstation dont il avait lu le test, Wipe Out. Nicolas hochait la tête en faisant mine de l’écouter. 
Ils avaient laissé tomber les parka – il faisait un temps de dingue pour la saison, grand soleil et presque quinze degrés. Parfait pour un mercredi après-midi, le dernier avant les vacances de noël.
« Putain, ils font chier là… Où ils sont ? » marmonna Adil. Nicolas haussa les épaules, l’air de dire « On n’est pas bien ? » Et c’est vrai qu’il se sentait plutôt bien. Peut être parce que son première trimestre s’achevait en apothéose avec 14,5 de moyenne, dont un 15 en math. Peut-être aussi parce qu’il avait appris que Vincent envisageait de choisir une première ES, comme lui. Ce qui signifiait, s’ils prenaient la même option, qu’ils avaient 80% de chances de se retrouver dans la même classe. 
« Hey ! Nico ! »
Franck venait de tourner le coin de la rue et s’approchait d’eux en souriant. Il avait abandonné sa parka et portait un T-shirt des Bulls. Nicolas fixa ses bras longs et musclés, ses mains couvertes de bagues. Une brusque bouffée d’émotion, violente,  étrange, confuse, l’envahit. Ils n’avaient qu’un an d’écart, mais c’était comme si un monde les séparait. 
« Salut ! 
- Ca va, mon pote ? » Il se laissa tomber sur le banc  à coté de lui. «Je suis content de te trouver. Ca va bien ? Ouais ? Merci d’avoir filé un coup de main à mon frérot, franchement. Il n’a jamais eu de notes comme ça, il hallucine ! »
Nicolas bafouilla que c’était pas grand chose, ça ne lui avait pas pris longtemps et puis il connaissait bien cette période. Franck le regardait sans cesser de sourire, hochant la tête. Comme à chaque fois qu’il se trouvait en sa compagnie, Nicolas se sentit d’un coup un plus sûr de lui. Un peu plus fort. Il ne regardait plus à droite ni à gauche, n’avait plus peur qu’on l’embête. Personne ne l’emmerdait quand il était avec Franck.
« Et vous faites quoi, là ? J’ai vu vos deux potes jouer au basket à la salle. C’est pas votre truc ?
- Putain ! » jura Adil tout en se redressant d’un bond. « Ils font chier ! Allez, viens Nico. 
- Heu, ouais… Merci, Franck. 
- A plus. »
Ils retrouvèrent Tom et Vincent au gymnase, en plein 3 contre 3. Il s’assirent sur le rebord du terrain et continuèrent de parler jeu vidéo et vacances tout en les regardant jouer. 
Abandonnant soudain Wipe Out et Tekken 2 , Adil lui demanda : « C’était quoi dont il parlait, Franck ? Et tu le connais d’où, d’ailleurs ? 
- Ben… C’est un pote. Du lycée. Enfin, il est pas au lycée, mais c’est le pote d’un pote. J’ai filé un coup de main en Histoire à son petit frère. »
Adil le regarda bizarrement. 
« Mais tu l’as rencontré comment ? 
- Je sais plus, près de l’école… Pourquoi ? 
- Non, pour rien… » Il fronça les sourcils mais n’ajouta rien. Quelques minutes plus tard, Vincent et Tom les rejoignirent, couverts de sueur et essoufflés.
Nicolas observa son ami, réalisant brutalement combien il avait changé. Jusqu’à la troisième, ils avaient toujours été plus ou moins du même gabarit ; mais cette année, et alors que Nicolas avait grandi de quelques centimètres à peine, Vincent avait pris 10 centimètres et presque doublé de carrure. Un début de barbe blonde couvrait ses joues. Son visage était devenu moins doux, plus anguleux. 
« Vous auriez pu nous attendre, les bâtards » leur lança Adil, mi sérieux mi rigolard. 
« Pourquoi faire ? On vous aurait mis une taule, comme d’habitude. »
Vincent s’assit en face d’eux et commença à rouler une clope. Un autre truc, avec le basket et la beuh, qu’il avait commencé à faire après avoir rencontré Tom.
« On va aller choper nos places pour le festival, ça vous dit ?
- Je sais pas trop » répondit Adil en se tournant vers Nicolas. « Ca te dit, toi ? 
- Ouais, mais… » Il grimaça. « Je suis un peu sec… 
- Comment ça se fait ? » Adil lui jeta le même regard bizarre que plus tôt. « T’as pas bossé pendant les dernières vacances d’été ? En plus, tes parents te filent pas mal chaque mois… 
- Il file tout à Franck, voilà ce qu’il se passe. »
Ils se tournèrent tous vers Tom – tous sauf Nicolas, qui baissa les yeux vers le sol. C’était drôle, comme ça le brûlait, d’un coup. 
Tom prit tout son temps avant de continuer, ménageant son effet. 
« Ca fait des mois qu’il lui allonge de la tune pour que personne l’emmerde. Pas vrai, Nico ? 
- C’est vrai ?!
- Mec » intervint Vincent « personne ne va te respecter si tu fais ça. Dès que Franck sera barré, tout le monde te marchera sur la gueule. 
- Je suis pas sûr qu’on verra une grande différence » se marra Tom. Les yeux toujours baissés, si brûlant à présent qu’il avait du mal à les garder ouverts, Nicolas entendit Adil répliquer sèchement : « Ta gueule, Tom. C’est pas sympa. 
- Ho, ça va… C’est vrai ou quoi ? Bon, Vince, on y va ? Je veux pas les louper, ces places. Et faut aussi qu’on s’occupe de pecho, pour la semaine prochaine… »
Nicolas redressa la tête malgré lui. La semaine prochaine, c’était celle des vacances de Noël, celles qu’il allait passer avec Adil et Vincent, et il regarda Vincent qui regardait Tom comme s’il avait dit une connerie, et il entendit Adil demander :  « Vous faites quoi la semaine prochaine ? »
Et Tom lui répondit : « On se casse à Barcelone avec Vince. »
Vincent se leva, l’air embarrassé. 
- Bon allez, on y va… Et Nico, sans déconner, faut que t’arrêtes de faire ça, avec Franck. Vraiment, ça craint. »
Il les entendit récupérer leurs affaires et s’éloigner. Adil dit qu’il quelque chose qu’il ne comprit pas. Il ne bougeait pas. La tête enfoncée entre ses bras, il attendait que ses yeux arrêtent de brûler.

Nicolas attendait que le feu passe au vert. Autour de lui, les lycéens sortaient par paquets, braillards et gais, du bar en train de fermer. C’était Adil qui l’avait convaincu de venir, à force d’insister.
Ils n’avaient pas vu grand monde depuis trois mois. Depuis les vacances de Noël, en fait. 
Vincent sortit à son tour du bar et approcha. 
« Tu rentres à pied ? 
- Ouais. T’es pas avec Tom ? 
- Non, il a levé une meuf… Allez, viens. »
Ils se mirent en marche. Bizarre, de se retrouver avec lui. Mais c’était quand même agréable… Il lui demanda ce qu’il faisait pour le printemps. 
« Je sais pas encore. On pensait partir à Amsterdam avec Tom et un pote à lui. Mais je sens que mes vieux vont me casser les couilles… Et toi ? 
- On part avec mes parents et Adil en normandie. 
- Cool. Cool. »
Il crut un instant qu’il allait ajouter : faudrait qu’on se refasse un WE là bas, tous ensemble. Mais non.
Il continuèrent de marcher, remontant la rue Charron. Il était près de deux heures du matin ; les rues étaient désertes. 
Ils passèrent à coté du square où, collégiens, ils venaient jouer au foot et glander les mercredi après-midi. 
Soudain, d’être là avec lui, c’était trop. 
« Je vais tourner à gauche, Vincent. A plus. »
Si sa décision l’étonna, ou même le blessa, il n’en montra rien : il haussa les épaules. 
« Ok. »
Nicolas se hâta de gagner l’autre bord du trottoir puis de tourner le coin de la rue. Et s’arrêta. Respire. Ferme ces yeux, brûlants, trop brûlants. Tu t’en fous. Tu t’en fous. 
« Hé… Hé, toi ! T’as une clope ? »
Un bref instant, Nicolas crut, terrifié, qu’on s’adressait à lui. 
Mais non : la voix provenait de l’autre coté du coin, de la rue, près du square. 
Il glissa un regard. Vincent s’était immobilisé. Une silhouette, drapée dans un sweet adidas, émergea de sous les arbres et s’approcha de lui. Nicolas reconnut le pote de Franck. Deux autres gars étaient assis un peu plus loin, sur un banc.
Vincent, à contrecœur, sortit son paquet et lui tendit une Lucky. L’autre, qui était encore plus grand que lui, prit son temps pour l’allumer et empocha le briquet. Puis Nicolas l’entendit dire : 
« T’as quoi sur toi ? 
- Putain, mec… Rien du tout.
- C’est ça. Allez, montre…
-Fous moi la paix ! » répondit Vincent tout en reculant lentement. Nicolas, dont la tête bourdonnait et les genoux tremblaient, observait la scène sans bouger. Est-ce qu’il oserait avancer et leur demander d’arrêter ? Après tout, il connaissait Franck… Oui, mais Franck n’était pas là, et rien ne lui disait que…
Tout alla très vite. Vincent cessa soudain de reculer et, se portant en avant, décocha une droite en plein visage au type. Il avait sans doute eu l’intention de le sonner ; mais l’autre encaissa le coup et l’agrippa. Ses deux potes rappliquèrent en courant. Ils plaquèrent Vincent au sol et commencèrent à le frapper.  

Nicolas attendit. 

Il attendit, figé de trouille à l’idée de se faire repérer. 
Il attendit, au coin de la rue, pendant que le passage à tabac se poursuivait. 
Il attendit que ça s’arrête. 
Il avait l’impression d’avoir fait ça toute sa vie : attendre. 
Attendre que la semaine s’achève, attendre que le mois se termine, attendre qu’une année de plus tire sa révérence, attendre de grandir, attendre de se barrer.
Les coups et les insultes cessèrent peu à peu. Les rires s’éloignèrent, s’estompèrent. Nicolas se glissa dans la rue et gagna courbé en deux, tremblant, les abords du square, là où Vincent gisait, étendu en travers du trottoir. 

Nicolas arriva sans se hâter devant la grille du 18 rue Joliot Curie. Vincent le salua d’un sourire et entreprit de la rejoindre, de l’autre coté de la rue. Il n’avait ses béquilles que depuis 3 jours et commençait juste à piger le truc. 
« Tu veux que je prenne ton sac ? » demanda Nicolas. 
- Ouais, je veux bien… Merci, mec. »
Ils se mirent en route, discutant des dernières sorties sur Playstation et de l’épisode de la veille des Guignols. Ils avançaient lentement. Vincent ne pourrait pas marcher normalement avant des mois. Et même après, il faudrait qu’il fasse gaffe… Fini le basket… Fini tout un tas d’autres trucs. 
Il voyait toujours Tom, évidemment, mais moins qu’avant. C’était Nicolas qui avait appelé les secours après avoir rebroussé chemin, alerté par des bruits de lutte… Nicolas qui était resté avec lui à l’hôpital, Nicolas qui lui avait prêté sa console de jeu et ses dernières bd pour qu’il s’emmerde moins.
L’une des béquilles de Vincent ripa sur un tas de feuilles et il s’effondra en avant en poussant un cri douleur. Nicolas se précipita en avant pour l’aider à se relever, passant un bras autour de sa taille. Et là, tandis qu’il le serrait contre lui, il sentit une chaleur inhabituelle gonfler sa poitrine. Quelque chose de doux, qui partait de son ventre et irradiait son torse.
Il se sentait heureux. 
Il se sentait heureux car, pour la première fois depuis le début de cette année pourrie, il en était certain : Vincent l’attendrait.